Dominique Barthier

Europe

Diversité institutionnelle pour des sociétés résilientes

Traditionnellement, les approches de la gestion des ressources de la société ou de l’offre de services ont tendance à nous présenter un choix rigide entre le contrôle de l’État et celui du marché. Cette division binaire passe toutefois à côté d’une troisième possibilité clé: la gestion par des citoyens autonomes. Les faits montrent que cette approche est cruciale pour le bien-être des citoyens comme des sociétés.

Deux histoires réelles

Une: la ville médiévale de Gand. Les ruines de l’ancienne abbaye de Saint-Baafs abritent aujourd’hui un musée public. Cela paraît logique: c’est là que commence l’histoire de la cité. Mais les finances municipales ont été serrées et, faute de visiteurs, le musée a été fermé. Pendant plusieurs années, rien ne s’est passé. À qui cela importait-il ? Puis les habitants du quartier ont estimé qu’il était dommage qu’un réfectoire et un jardin médiévaux aussi remarquables soient mis à l’écart de la vie publique. Ils ont agi, car un espace aussi spécial méritait d’être partagé par tous. Ils ont lancé une initiative citoyenne et organisé des conférences et des concerts dans l’abbaye, ce qui a nécessité un niveau d’organisation remarquable. Vingt ans plus tard, environ 150 bénévoles orchestrent plus de 200 événements publics, attirant des milliers de personnes. Un nouveau centre, urbain et vibrant, est né grâce au commun.

Deux: un grand pays nommé Allemagne. Dans les années 1990, la majeure partie de l’électricité était produite par des centrales nucléaires et des énergies fossiles. En dépit de la menace du changement climatique, les quatre grandes entreprises d’électricité allemandes pensaient que la meilleure voie était le « business as usual ». Investir dans les renouvelables était moqué. C’est pourquoi les citoyens se sont rassemblés et ont commencé à développer leurs propres initiatives énergétiques, majoritairement des coopératives d’énergies renouvelables (REScoops). Dans de nombreuses villes et villages, l’élan est devenu contagieux et ensemble ils ont amorcé un changement du système énergétique. Aujourd’hui, la moitié du système énergétique renouvelable allemand appartient aux citoyens et à leurs organisations. On peut parler d’un réseau à l’échelle de l’État de biens locaux mis en commun.

Vous ne marcherez jamais seul

Ces exemples sont réels, mais ils ne racontent que la moitié de l’histoire.

À Gand, les voisins devaient demander la clé pour accéder à l’abbaye. Le fonctionnaire responsable, probablement visionnaire, ne leur a pas seulement donné la clé mais a ajouté: « personne ne peut en tirer davantage de profit que le quartier lui-même ». Différents services de la ville ont soutenu l’initiative, par exemple en annonçant les activités dans le bulletin du centre municipal du quartier. Le conseiller responsable a dû soutenir le fonctionnaire qui, dans un geste de sincérité, a fini par remettre définitivement les clés aux habitants.

En Allemagne, les REScoops n’étaient possibles que parce qu’un cadre légal les y encourageait, prévoyant des tarifs fixes pour l’électricité renouvelable injectée dans le réseau général. Introduite dès 1990, cette loi a été consolidée par la ambitieuse Loi sur les Énergies Renouvelables (et d’autres politiques publiques) une dizaine d’années plus tard. Lorsque la crise financière est arrivée quelques années plus tard, investir dans des systèmes d’énergies renouvelables n’était pas seulement un geste de responsabilité environnementale, mais aussi un bon placement financier.

Ces deux exemples s’accordent avec l’étude menée en Hollande sur les initiatives citoyennes. D’une manière ou d’une autre, toutes dépendent du soutien du gouvernement, que ce soit par la mise à disposition d’un espace pour leurs activités, d’un terrain pour des initiatives d’agriculture urbaine ou d’un soutien financier. Comme nous le défendrons plus loin, ce soutien n’est pas un problème, mais une partie vitale de la démocratie.

Il existe toutefois une dimension qui n’apparaît pas dans ces histoires: l’économique. Ceux qui produisent leur propre énergie renouvelable la vendent toujours sur le marché, même dans un marché fortement régulé. Et heureusement, lorsqu’il n’y a pas de vent ou de soleil, ils peuvent consommer l’énergie provenant d’autres sources ou d’autres pays. Même si « l’abbaye des voisins » est gérée par des bénévoles, il faut quand même payer les factures. C’est pourquoi ils gèrent un café pendant leurs activités, ce que, du point de vue belge, est la manière la plus naturelle de générer des revenus.

Aux côtés des libéraux et des socialistes, nous, les écologistes, pensons qu’une combinaison du marché, de l’administration et d’éléments autonomes est la meilleure formule.

Pensée complexe

Passons des exemples au débat général. Si l’on regarde, par exemple, les différentes alternatives pour organiser la question du logement, on tend à réduire les options à deux options totalement opposées. À gauche, on estime que l’intervention publique est la meilleure voie pour mettre en œuvre un modèle juste et équitable. À droite, on soutient que seul le marché peut fournir des logements de manière optimale. D’un point de vue plus global, nombre de théoriciens affirment que la chute du Mur de Berlin en 1989 symbolisait la victoire de leur vision. Dans des pays comme le Royaume-Uni, cette approche a mené au démantèlement des politiques de logement social et au transfert de ces services vers le secteur privé.

Ce qui importe, ce sont les discussions autour de ce sujet, comme pour d’autres questions sociétales, qui se retrouvent enfermées dans la confrontation droite-gauche, dans laquelle la gauche radicale, sans analyse critique, voit invariablement l’État comme seul sauveur et la droite, sans remettre en question quoi que ce soit, ne met en avant que les mérites des entreprises privées. On dirait que le citoyen – véritable base de la démocratie – ne peut envisager des solutions au-delà de la ligne extérieure et reste incapable de proposer des réponses aux besoins de la société. En se concentrant sur la question du logement pour les personnes âgées, les soutiens aux initiatives citoyennes, comme les « Abbeyfield Houses », restent rares dans le débat général sur le sujet. Cette initiative, lancée en Grande-Bretagne en 1956 pour faire face à un problème social croissant – le grand nombre de personnes âgées dans les quartiers pauvres de Londres qui ne pouvaient pas vivre de manière autonome et digne – est aujourd’hui gérée par Abbeyfield, qui propose environ 700 logements accueillant 7 000 personnes âgées, aidées par 10 000 bénévoles. Abbeyfield est un concept de vie communautaire et un mouvement de bénévolat enraciné dans de nombreux pays.

Cet exemple ne signifie pas que les initiatives citoyennes constituent la panacée pour tous les défis; mais elles peuvent constituer une partie importante de l’avenir si nous parvenons à élargir notre regard. Ces exemples démontrent clairement que nous disposons de trois options fondamentales pour relever les défis et organiser nos sociétés. Une vision générale de la société peut être représentée par le suivant triangle. L’éventail que nous avons évoqué précédemment n’est que la base du triangle :

 

Chaque sommet indique une société extrême: une société fondée uniquement sur le marché, ou sur l’État, ou gérée uniquement par des citoyens autonomes. La manière dont chaque société répond à une demande sociale – telle que le besoin de logement – peut être placée quelque part à l’intérieur de ce triangle.

Avec cette vision élargie, nous nous rapprochons du cœur de l’écologie politique, comme l’a souligné le philosophe Philippe Van Parijs. Comme le montre cette présentation, la rigidité du discours dominant dans notre société (une oscillation entre davantage d’État ou davantage de marché) ne prend en compte qu’un seul côté du triangle. Lorsque l’on conceptualise les trois sommets, en accordant à l’autonomie la même importance que les modèles traditionnels, il devient clair et rapide que lorsque les logiques libérales et socialistes louent l’importance du marché ou de l’État, elles défendent non seulement moins d’État ou moins de marché, mais aussi une sphère de l’autonomie plus restreinte. Mais il existe une troisième perspective qui met en avant les activistes autonomes et, par conséquent, réduit le poids du marché et de l’État. L’axe « droite-gauche » est typique des sociétés industrielles modernes. La transition de cette réalité vers un véritable triangle est le fruit de la société post-industrielle actuelle, qui promeut d’autres formes de participation à la vie sociale sous l’angle d’une autonomie plus grande et non plus seulement fondées sur le travail et l’argent. C’est précisément l’espace du commun.

Le renforcement de l’innovation

La perspective de l’autonomie est un élément clé de l’écologie politique. Et par rapport aux deux autres formes de pensée, du point de vue écologiste, il ne serait pas souhaitable, d’un point de vue vert, d’amener la société dans l’un des coins de ce triangle. Avec les libéraux et les socialistes, les écologistes comprennent qu’une combinaison de composantes du marché, de l’État et d’autonomies est la meilleure solution. Mais leur point de vue se distingue nettement de celui du libéral et du socialiste. Pour les écologistes, l’autonomie représente le potentiel joyeux de modeler le monde ensemble. L’autonomie est l’opposé de l’individualisme: le plaisir de modeler se réalise toujours en coopération avec les autres. C’est pourquoi les écologistes parlent d’« autonomie connectée »: on ne peut se réaliser et construire un monde vivable que par une connexion bénéfique avec les autres, qui intègre la dimension du soin pour chacun, du lieu où nous vivons et de toute notre planète. Cette perspective est liée à la notion de gouvernement: notre liberté d’action et notre capacité à changer le monde impliquent, en même temps, un sens des responsabilités envers lui.

Avec de plus en plus de citoyens qui prennent des initiatives par eux‑mêmes, le défi pour les gouvernements est de se reconvertir en « administrations associatives », comme cela se passe déjà à Bologne et à Gand.

En tant que source d’innovation sociale, l’importance de la sphère de l’autonomie ne peut être sous-estimée; bien des solutions aux défis sociétaux ne proviennent ni du gouvernement ni du marché, mais de citoyens créatifs. L’exemple évoqué plus haut d’Abbeyfield est une bonne illustration, tout comme d’autres innovations sociales telles que le covoiturage, les initiatives d’agriculture écologique et de distribution alimentaire. Et qui a installé les premiers moulins à vent pour produire de l’électricité? Des citoyens du Danemark et de l’Irlande qui ont créé une alternative aux centrales nucléaires dans leurs pays.

Le triangle montre que l’écologie politique ne peut pas être réduite à la simple protection de l’environnement. Les écologistes ne veulent pas seulement respecter les limites de l’écosystème mondial; ils luttent aussi pour élargir une sphère sociale indépendante où chacun peut développer ses capacités sans ingérences du marché ou de l’État. L’objectif final est une bonne vie pour tous.

Des alliances public-privé vers des alliances public-civiles

Comme le montrent ces exemples, nombre d’initiatives citoyennes reposent, d’une manière ou d’une autre, sur une coopération avec l’administration. Ce n’est pas un problème, c’est l’avenir. Le régime néolibéral des trente dernières années a imposé que la meilleure façon d’aborder toute question de notre société soit fondée exclusivement sur le marché et la concurrence. Cela a conduit à de nombreuses alliances public-privé, qui, bien souvent, ont entraîné une perte de contrôle gouvernemental et un coût plus élevé des services fournis. Mais le triangle indique clairement qu’il existe une alternative pour l’avenir: les alliances public-civiles. Avec de plus en plus de citoyens prenant des initiatives par eux‑mêmes, le défi pour les gouvernements est de se reconvertir en « administrations associatives », comme cela s’est déjà produit à Bologne et à Gand. Dans ces villes, les décideurs ne conçoivent pas leur champ de responsabilité comme une zone à gérer d’en haut, mais comme une communauté de citoyens riches d’expérience et de créativité. En abandonnant les modèles de haut en bas, ils développent des formes de co-création et de coproduction. À Gand, les citoyens ont créé, dans un cadre de participation politique, le concept de « rues vivantes »: ils ont décidé eux-mêmes de réclamer la piétonisation de leurs rues en deux mois. Et la municipalité a veillé à fournir tout ce qu’il fallait pour que cela puisse être réalisable légalement et en toute sécurité. Grâce aux alliances public-civiles, une partie auparavant sous-estimée du triangle des possibilités sociales est explorée de manière positive.

Stimuler et soutenir les communs nécessite un gouvernement actif qui crée de nouvelles institutions permettant aux citoyens de s’impliquer dans des projets de transition

Diversité institutionnelle pour créer des sociétés résilientes

Avec la renaissance des communs, il est devenu clair qu’il existe un troisième modèle pour gérer et organiser la société. Centrée sur le principe fondamental de l’autonomie, elle a sa propre logique, fondée sur des formes spécifiques de relations sociales basées sur la réciprocité et la coopération. Il est fort probable que les nouvelles initiatives des communs jouent un rôle important sur le chemin d’une réalité socio-écologique. En même temps, il est peu probable que les communs puissent s’imposer de manière généralisée. Tout comme le communisme et le libéralisme, une société fondée uniquement sur cette conception ne pourrait faire face aux multiples défis de nos sociétés. Une fois ce postulat établi, stimuler et soutenir les communs requiert une administration qui crée de nouvelles institutions permettant aux citoyens de s’impliquer dans des projets de transition de manière sûre, afin que leur autonomie et leur créativité puissent s’épanouir. En association avec d’autres innovations, un revenu universel de base pourrait faire partie de cet écosystème sûr de la nouvelle société socio-écologique du XXIe siècle.

La valeur indispensable du mouvement des communs est qu’il élargit et diversifie les sociétés et devient l’un des piliers de leur résilience. C’est probablement l’argument politique le plus important pour promouvoir les communs. Sur le plan fondamental de qui nous sommes et de la manière dont nous interagissons, il stimule la capacité innée des humains à coopérer et à être capables de prendre soin d’eux-mêmes et des autres. Quoi de mieux que des citoyens qui choisissent d’utiliser leur liberté pour prendre leur avenir en main?

Sa passion est invincible.

Dominique Barthier

Dominique Barthier

Journaliste passionné par la vie publique, j'explore les rouages de la politique française depuis plus de dix ans. J’ai à cœur de rendre l'information accessible, rigoureuse et engageante pour tous les citoyens. Chez ElectionPrésidentielle.fr, je décrypte l’actualité avec une exigence constante de clarté et d’indépendance.