Un mouvement révolutionnaire appelle à la reconnaissance des droits inhérents de la nature et des espèces non humaines. Cette vision vise à déloger les êtres humains de la place centrale et privilégiée qu’ils ont occupée jusqu’ici pour agir sur le monde et le modeler selon leurs intérêts. Bien au contraire, les humains ne constituent qu’un élément dans une toile complexe et enchevêtrée de la vie, dont le droit d’exister et de prospérer doit être mis en accord avec celui des autres habitants de la planète.
La Rivière Magpie serpente à travers d’épaisses forêts boréales, d’immenses gorges pittoresques et des cascades tonitruantes sur près de 300 kilomètres, à travers l’est du Québec. Cette immense voie d’eau est un lieu de grande signification culturelle et d’aventure séduisante. Pour les Innu autochtones d’Ekuanitshit, qui la connaissent sous le nom de Muteshekau-shipu, elle constitue une part essentielle de leur territoire traditionnel et mérite respect et gestion attentive. Pour les touristes en quête de ses rapides de renommée mondiale, c’est un endroit d’excitation et de sensations fortes. Mais c’est aussi un site riche de potentiel pour l’énergie hydroélectrique. À l’approche de son embouchure, la rivière alimente une centrale de 40,6 mégawatts avant d’atteindre enfin son estuaire sur les rives du puissant Saint-Laurent. Des communautés locales se sont longtemps inquiétées de possibles développements supplémentaires le long du Magpie. Or, après une campagne qui s’étend sur une décennie, l’embouchure du Magpie pourrait bien s’ouvrir à une nouvelle faculté pour les rivières : le droit de parler en son nom.
En février 2021, le Conseil innu d’Ekuanitshit et la municipalité locale de Miganie ont adopté des motions reconnaissant à la Rivière Magpie la personnalité juridique. Les résolutions accordent à la Magpie neuf droits juridiques, dont celui de s’écouler, d’être protégée contre la pollution et de préserver son intégrité. Mais l’un des droits les plus intéressants reconnus est celui de porter plainte en son propre nom. Cette initiative fait suite à une décennie de plaidoyer contre de futurs barrages hydroélectriques qui dévient et perturbent les cours d’eau et nuisent à la biodiversité. Ce combat semblait gagné en 2017, lorsque Hydro-Québec avait promis d’écarter tout projet futur. Or, seulement deux mois plus tard, le National Observer du Canada apprenait que le gouvernement du Québec refusait d’inscrire des protections concrètes dans la loi. En quête d’outils juridiques supplémentaires pour la protection, les militants se sont tournés vers les croyances innues sur la vie inhérente de la Magpie et vers le mouvement émergent des « droits de la nature ». La rivière est désormais la première au Canada à être reconnue comme entité vivante, s’ajoutant au nombre croissant de cours d’eau, forêts et montagnes à travers le monde qui en bénéficient. Sans doute l’un des plus grands succès du mouvement des droits de la nature se situe en Nouvelle-Zélande, où, en 2017, des militants maoris ont obtenu la reconnaissance par le gouvernement national que la rivière Whanganui est une entité vivante unique, depuis sa source jusqu’à la mer, et non pas seulement une ressource à exploiter.
Débattre de qui gouverne la nature
Il peut sembler étrange d’accorder à une rivière la personnalité juridique, mais on peut envisager que toutes sortes d’entités non humaines reçoivent ce statut, des agences gouvernementales aux entreprises. Bien sûr, cela amène la question de savoir comment le Magpie se représentera lors d’éventuels litiges futurs. Le Conseil innu d’Ekuanitshit et la municipalité de Miganie ont accepté de nommer des gardiens qui parleront au nom de la rivière et représenteront ses intérêts devant les tribunaux, même s’il demeure incertain de savoir comment les lois actuelles adapteront une telle représentation. Que la Rivière Magpie soit représentée avec précision ou écoutée sérieusement reste à voir, mais le mouvement des « droits de la nature » pourrait offrir des solutions intéressantes pour des questions plus larges de gouvernance environnementale.
Alors que le mouvement prend de l’ampleur au cours des dernières décennies, il y a un débat qui persiste dans les disciplines académiques, de la géographie à la théorie culturelle. Il s’agit de savoir s’il faut s’éloigner d’une perspective centrée sur l’homme pour protéger la nature et nous-mêmes des pires effets du changement climatique dû à l’activité humaine. Ce n’est pas seulement une question de la manière dont nous concevons le monde et notre place en son sein, mais aussi de la manière dont nous nous rapportons à la planète dans notre politique, notre culture, notre économie et notre droit. Des débats menés dans diverses disciplines académiques font émerger une question : comment la nature peut-elle être gouvernée par les humains tout en veillant à ce qu’elle ne soit pas surdéterminée par nous ? Il y a aussi un débat sur le qui, parmi les humains, gouverne.
Depuis des siècles, l’humain a gouverné la nature par des mécanismes descendants mis en place par les États et les institutions internationales, arbitré par des systèmes juridiques. Cette approche « internationale » de la gouvernance environnementale est dirigée par les États et souvent arbitrée par des institutions, des accords et des traités entre eux. Les problèmes inhérents à une telle approche sont bien connus et il suffit de considérer l’échec de la plupart des États à tenir les objectifs de l’Accord de Paris pour s’en rendre compte.
Les problèmes géopolitiques fondamentaux de la compétition entre États et le mythe d’une croissance économique illimitée demeurent au cœur de tout cadre international visant à protéger l’environnement. En effet, les petits pas réalisés lors du sommet COP26 à Glasgow suggèrent que les États pourraient être pathologiquement incapables d’abandonner la croissance, et la plupart des observateurs conviennent que les problèmes fondamentaux n’ont pas été résolus. Le besoin d’objectifs concrets de neutralité carbone pour 2050 et de financements ambitieux pour les énergies renouvelables est devenu d’autant plus urgent après les projections pessimistes du sixième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publié en août 2021. L’entêtement des États semble asseoir les espoirs d’une politique climatique internationale progressiste. Nous nous retrouvons donc face à la question de savoir comment créer de nouveaux cadres pour une politique climatique cohérente et unifiée qui dépasse les préoccupations nationales.
We need to move away from a human-centric perspective on the planet in order to protect nature and ourselves from the worst impacts of anthropogenic climate change.
Le problème de penser globalement
Bien sûr, l’approche internationale n’est pas la seule option disponible. Le travail des acteurs de la société civile, tels que les universitaires, les organisations non gouvernementales et d’autres, peut suggérer une approche « globale » qui cherche à constituer une communauté non étatique pour la protection de l’environnement. Bien qu’elle fasse souvent appel à des mécanismes étatiques et internationaux, une telle approche globale tente de déplacer l’autorité loin de l’État et vers une base de pouvoir plus large qui se centre non sur la souveraineté et le produit intérieur brut (PIB), mais sur la science et l’éthique environnementale. Cette approche décentre l’État et les institutions internationales de manière positive; elle cherche à surmonter les exigences géopolitiques de la concurrence et de la croissance économique, en privilégiant les valeurs, l’expertise et l’éthique. La figure d’un globe unifié semble émerger de cette approche. Une telle approche évite la concurrence des États pour le pouvoir et les ressources, en se focalisant sur les bénéfices pour une communauté bien plus vaste que l’État unique, à savoir une communauté mondiale. En plus des difficultés politiques inhérentes au passage d’un cadre international à un cadre global, certains chercheurs ont soutenu que l’idée même de global demeure problématique, car elle est fondamentalement centrée sur l’humain et limite la possibilité d’entrer en relation avec le monde naturel de la manière dont les Innu et la municipalité de Miganie le font avec la Rivière Magpie. C’est l’argument de l’historien Dipesh Chakrabarty, qui a récemment critiqué ce qu’il nomme « les façons globales de penser ».
Pour Chakrabarty, « global » ne renvoie pas à l’ensemble du monde, mais à un mode de pensée particulier. Ce mode de pensée est profondément centré sur l’humain et renvoie moins au monde lui-même qu’à la projection d’un monde entièrement connaissable qui est « là dehors ». En d’autres termes, penser globalement, c’est supposer que le monde est essentiellement un objet — ou un ensemble d’objets — qui pourrait théoriquement être appréhendé et catégorisé de manière systématique dans la pensée humaine. C’est le globe qui émerge des processus de colonisation et de mondialisation. C’est la réduction de visions du monde et de cosmovisions divergentes à un monde unique, un système global déterminé par des relations politiques hégémoniques. Dans le même esprit, la théoricienne culturelle Claire Colebrook a soutenu que penser globalement crée « une Terre d’un seul temps, d’un seul marché et d’une seule forme politique ». Les mondes des différentes populations sont réduits au monde parfaitement synchronisé de la « communauté globale ». La figure du globe, théorisée ainsi, devient ce que le politologue Jairus Grove a qualifié de « grande homogénéisation » de la planète. La planète est essentiellement réduite à la conception humaine de celle-ci, et ce n’est réellement qu’un type privilégié d’humain qui opère cette conceptualisation.
En termes de l’émergence du global dans la gouvernance environnementale, on peut penser ici à la campagne récente 30×30 visant à créer des zones marines protégées couvrant 30 % des océans mondiaux d’ici 2030. Faisant partie des 17 Objectifs de développement durable (ODD) pour 2030 des Nations Unies, cette campagne devrait apporter de nombreux bénéfices pour la biodiversité et la santé des océans. Cependant, pour atteindre ses objectifs, elle nécessitera le genre de pensée globale qui a paradoxalement tendance à aplatir la Terre pour la rendre mesurable, ignorant sa complexité et, surtout, ne s’engageant pas dans la relation mutuellement respectueuse observée dans le mouvement des « droits de la nature ». Les 30 % des océans qui devraient être protégés seraient définis par l’homme et, en fin de compte, sécurisés — ou non — par les États et les institutions internationales. Critiquer une telle approche globale ne signifie pas dire que ces campagnes et projets ne présentent pas certains bénéfices — ils en produisent très souvent. L’essentiel est qu’il existe des questions lorsqu’on simplifie la complexité de la planète pour la rendre lisible et mesurable. Comme l’affirme Bruno Latour, la complexité doit être travaillée plutôt que réduite. Cela ne signifie pas que nous rejetons des initiatives pragmatiques, mais que l’objectif de Latour et d’autres est de critiquer de manière productive et de revitaliser la recherche scientifique en reconnaissant les limites de la pensée réductionniste, en encourageant l’expérimentation face à la réelle complexité du monde.
Certaines voix diront sans doute que cette vision est trop abstraite et que l’approche globale est ce que nous pouvons de mieux atteindre. D’autres avancent même que, en critiquant des initiatives comme la campagne 30×30, nous risquons d’affaiblir l’écologisme et de renforcer toute forme d’exploitation. Mais négliger la fracture qui persiste entre les humains et la nature peut être potentiellement catastrophique. En effet, c’est peut-être la raison même pour laquelle les initiatives globales échouent si souvent à traiter efficacement le changement climatique et la destruction de l’environnement. En d’autres termes, penser globalement peut bien réactiver l’une des causes premières de la destruction environnementale, la croyance que l’humain est au centre du monde. Ou, comme le suggère Colebrook, « c’est l’image du globe qui se situe au centre d’un imaginaire anthropocentrique qui est fondamentalement suicidaire ».
Bien que nous ne puissions jamais vraiment « parler au nom » d’une autre espèce au sens de transmettre ses points de vue, nous avons néanmoins une certaine capacité à déterminer ce qui est bénéfique pour les autres formes de vie et à plaider en leur nom.
Il est temps de repenser notre relation avec la planète
Pour modifier notre façon de penser, il nous faut un nouveau cadre théorique qui décentre en quelque sorte l’homme et nous permette d’agir de manière plus responsable. Cela ne nie pas l’évidence: nous sommes fondamentalement humains et, en définitive, ne pouvons penser et agir que comme des humains. Mais, au contraire, nous devons expérimenter pour déplacer et élargir les possibilités de nos perspectives. Nous devons reconnaître les angles morts et les biais que nous hébergeons en tant qu’espèce, même si nous ne pouvons pas les transcender entièrement. Le mouvement des droits de la nature est un effort pour formuler une relation respectueuse qui puisse s’intégrer dans des cadres juridiques, et que je pense digne d’être cultivé. Bien que nous ne puissions jamais vraiment « parler pour » une autre espèce au sens de transmettre ses points de vue, nous avons néanmoins une certaine capacité à découvrir ce qui est bénéfique pour les autres formes de vie et à plaider en leur nom. En effet, nous « parlons déjà pour » la nature tout le temps. Le but du mouvement des droits de la nature est d’accorder de nouveaux droits et d’essayer de représenter la nature de manière plus consciencieuse. Cela n’exclut pas ce que j’ai appelé des approches globales, mais reconnaît plutôt que nous devons aller plus loin. Pour cela, nous devons penser notre relation à la planète différemment. Nous devons peut-être oublier le globe.
En critiquant le global, Chakrabarty propose un autre mode de pensée qui peut peut-être fournir le socle philosophique d’une approche véritablement écologique. Il le nomme le « planétaire ». Chakrabarty soutient que le « planétaire » n’est pas une totalité unifiée, mais « un ensemble dynamique de relations ». Alors que le mode de pensée global conserve la centralité de l’observateur humain, le mode planétaire décentre l’humain et sa perception du monde. L’humain ne devient qu’un nœud au sein d’un système d’acteurs bien plus complexe et multivalent, humains et non humains. En d’autres termes, Chakrabarty soutient que le mode de pensée planétaire refuse l’hypothèse selon laquelle les humains seraient dotés d’une autorité naturelle capable de déterminer ce qu’est le monde. Penser dans le mode planétaire revient donc à ne jamais supposer une frontière inhérente entre humains et nature. Le planétaire est ainsi une manière perturbatrice et expérimentale de penser qui accepte les limites de la connaissance humaine et se concentre plutôt sur les enchevêtrements des systèmes humains et non humains. Il suppose que la vie n’est jamais auto-contenue ni rangée proprement dans des unités ou catégories séparées — un humain, une rivière, du saumon — mais que tout est enchevêtré dans une toile d’une complexité infinie. C’est l’intuition de l’anthropologue Anna Tsing dans son ouvrage populaire The Mushroom at the End of the World. Accepter une vision enchevêtrée du monde rend impossible l’idée d’une binarité humains-nature, et encore moins d’une hiérarchie. Nous sommes toujours, comme le soutient Tsing, « mêlés aux autres avant même de commencer toute nouvelle collaboration ».
Être humain dans un monde enchevêtré
Donc, si nous voulons adopter cette position philosophique du planétaire, penser non plus depuis le centre du monde mais à partir d’un point d’enchevêtrement avec d’autres formes de vie, comment agir dans le monde ? Comment reconnaître la vie non humaine comme autre chose qu’une ressource de consommation ? Et comment protéger le monde sans nous placer dans une position d’autorité trop dominante et, ainsi, réinstaurer les hiérarchies du raisonnement global ? Peut-être que l’exemple de la Rivière Magpie peut nous aider ici. Il peut être révélateur du type de pensée planétaire que certains ont appelée de leurs souhaits et que de nombreux peuples autochtones n’ont cessé de pratiquer. Bien qu’il reste à voir comment cette approche fonctionnera concrètement, à son meilleur elle pourrait réunir un ensemble dynamique d’Autochtones, de communautés locales, de scientifiques de l’environnement et d’avocats centrés sur la personnalité juridique de la Rivière Magpie et, en fin de compte, lui conférer une assise juridique plus solide devant les tribunaux et les coulisses parlementaires face aux avocats et lobbyistes des industries extractives. Cette approche consiste donc à réunir les savoirs autochtones, scientifiques, juridiques, communautaires et politiques pour se parler davantage, tous centrés sur un principe fondamental : trouver de meilleures façons de discerner les besoins d’un écosystème et de les représenter du mieux possible.
La question demeure de savoir comment agir de manière planétaire à l’échelle planétaire, et non seulement pour une rivière individuelle. Cela devrait faire partie d’une approche plus large de la gouvernance environnementale. Les approches internationales restent embourbées dans la concurrence entre États et les mythes d’une croissance économique sans fin. Les approches globales structurent le monde autour de la cognition humaine et semblent tacitement supposer la centralité de l’homme, tout en supposant un monde unique et universel qui nivelle les différences humaines et renforce souvent des hiérarchies raciales, de genre et d’autres. Avec l’échec du COP26 à atteindre le niveau d’ambition requis, les enjeux ne pourraient pas être plus élevés. En effet, certains soutiennent que nous n’avons pas le temps de philosopher sur ces questions, il faut agir maintenant avec les moyens dont nous disposons. Mais quelle efficacité l’action aura-t-elle si elle reproduit les structures sociales et politiques de l’État, du capital et de l’exception humaine qui, très vraisemblablement, ont causé la crise dès le départ ? Des formes véritablement planétaires de gouvernance émergent dans le monde et la reconnaissance de la personnalité juridique de la Rivière Magpie semble en être un exemple. Si nous pouvons nourrir les droits de la nature, engager plus honnêtement avec la philosophie autochtone et traiter la question de notre place dans le monde, nous pourrons peut-être commencer à bâtir des cadres plus vastes de gouvernance environnementale qui évitent de surdéterminer le monde et qui expérimentent de manière créative sur la manière d’accorder une voix à la vie non humaine dans notre politique. Si les Innu et la municipalité de Miganie parviennent à trouver un moyen de parler de façon responsable au nom de la Rivière Magpie, et si le gouvernement du Québec et les tribunaux savent écouter, alors nous pourrions tenir les prémices d’un tel cadre planétaire sur lequel bâtir.
