Alors que les dirigeants européens accélèrent leurs efforts pour renforcer les dépenses de défense en réponse à l’agression russe et à l’incertitude entourant les liens transatlantiques, ils risquent de détourner l’attention d’autres crises graves qui menacent la survie du continent : le changement climatique, l’instabilité économique et la fragmentation sociale. Une véritable sécurité ne peut être atteinte uniquement par la puissance militaire – elle exige un investissement massif pour traiter les causes profondes de l’instabilité. Et l’Europe peut se permettre d’investir bien au-delà de ce que ses contraintes budgétaires actuelles autorisent.
Au cours du mois écoulé, des discussions urgentes ont dominé la vie politique européenne alors que les chefs d’État et de gouvernement s’employaient à répondre à l’effondrement des relations transatlantiques et à assurer à l’Ukraine les garanties de sécurité nécessaires pour obtenir une paix juste et durable à la suite de l’agression russe. Les dirigeants de l’UE ont soutenu une proposition de la Commission européenne visant à permettre aux gouvernements d’exclure les dépenses de défense des règles budgétaires et à emprunter conjointement 150 milliards d’euros pour la défense européenne.
En Allemagne, après la victoire des élections fédérales anticipées du 23 février, le leader démocrate-chrétien Friedrich Merz a opéré un virage politique majeur en faisant adopter par le parlement un texte réformant le frein à l’endettement du pays en excluant toutes les dépenses de défense supérieures à 1 % du PIB.
Ces évolutions s’ajoutent à une augmentation d’environ 30 % des dépenses de défense depuis 2021, ce qui porte l’effort total de défense de l’UE à 1,9 % du PIB du bloc.
Mais la sécurité véritable pour l’Europe ne reposera pas uniquement sur la force militaire. Elle nécessitera aussi une stabilité économique, une résilience face au climat, une indépendance énergétique et une cohésion sociale. Sans des investissements adéquats dans ces domaines, même les dépenses militaires les plus élevées ne pourront garantir un avenir sûr pour tous.
La véritable sécurité de l’Europe ne viendra pas de la seule puissance militaire. Elle nécessitera également la stabilité économique, la résilience face au climat, l’indépendance énergétique et la cohésion sociale.
Préoccupations de sécurité plus larges
La guerre de grande ampleur menée par la Russie contre l’Ukraine a profondément redessiné le paysage sécuritaire européen. Toutefois, le débat sur les dépenses militaires risque d’occulter les vulnérabilités sous-jacentes qui, si elles ne sont pas traitées, exposeront l’Europe à des crises existentielles à l’avenir.
Le dérèglement climatique est une poudrière prête à déstabiliser les économies et les États. Ana Toni, directrice générale de la conférence sur le climat des Nations unies (COP30) qui se tiendra cette année au Brésil, a averti que le fait de ne pas agir face au dérèglement climatique conduira à davantage de guerres à l’avenir. Le Service fédéral de renseignement allemand (BND) a partagé cette préoccupation, prédisant que le dérèglement climatique déclenchera des conflits liés aux ressources, déstabilisera des régions déjà vulnérables et augmentera les migrations forcées dues à la sécheresse et à d’autres catastrophes climatiques.
Parallèlement, l’Europe demeure alarmante dépendante des technologies étrangères. Plus de 80 % des infrastructures et technologies numériques critiques proviennent de l’extérieur de l’UE, laissant le continent vulnérable face à des disruptions des chaînes d’approvisionnement, à des cyberattaques et à la coercition économique de la part d’États étrangers. Selon une étude récente, sécuriser une autonomie numérique européenne nécessiterait 300 milliards d’euros d’investissements publics et privés au cours de la prochaine décennie.
Construire une économie robuste et une société résiliente repose sur la confiance sociale. Or, la confiance dans les gouvernements au sein de l’UE et de l’OCDE demeure historiquement faible. Cette érosion de la confiance n’est pas qu’un enjeu domestique — c’est une vulnérabilité que des régimes autoritaires comme la Russie et des milliardaires comme Elon Musk exploitent pour déstabiliser l’Europe. En semant la division et en amplifiant les griefs, ils affaiblissent la cohésion des sociétés européennes et réduisent notre capacité collective à répondre aux menaces externes.
Si cela se traduit par des coupes budgétaires qui affaiblissent les biens publics et élèvent les inégalités, l’augmentation des dépenses de défense ne fera qu’exacerber ce problème. Lorsque les gouvernements privilégient les budgets militaires par rapport à la santé, à l’éducation et au logement, le sentiment d’exclusion est susceptible de croître. Cette dynamique crée un terrain fertile pour les partis extrémistes, dont beaucoup entretiennent des liens étroits avec la Russie, pour exploiter les frustrations publiques et gagner en influence politique. À mesure que de futures crises se manifestent, la cohésion sociale deviendra d’autant plus cruciale.
Plus de chars, moins d’éoliennes ?
Certains responsables politiques soutiennent que l’augmentation des dépenses de défense implique des coupes ailleurs. Le Premier ministre britannique Keir Starmer, par exemple, a réduit les budgets d’aide internationale afin de financer des investissements militaires. Mais ces choix se font au nom de règles budgétaires qui ne sont ni viables ni économiquement sensées. En Europe, les dépenses de défense sont extraites de ces règles, alors que les investissements cruciaux dans le climat, les infrastructures et les besoins sociaux restent contraints. La vraie question n’est pas de savoir si nous pouvons nous permettre de financer la défense – mais pourquoi seul le volet défense échappe aux règles qui continuent de contraindre tout le reste.
La vraie question n’est pas de savoir si nous pouvons nous permettre de financer la défense – mais pourquoi seul le volet défense échappe aux règles qui continuent de contraindre tout le reste.
Les règles budgétaires que les États membres de l’UE ont convenues en 2024 empêchent les investissements à long terme dans les infrastructures, la résilience climatique et la sécurité économique. Une étude récente de Bruegel analysant les plans budgétaires nationaux sous ces règles a montré que l’augmentation totale de l’investissement public dans l’UE devrait être inférieure à 0,2 % du PIB — bien loin de ce qu’il faudrait pour combler les multiples lacunes d’investissement de l’Europe. Une analyse menée par le New Economics Foundation (NEF) indique que seuls trois États membres disposent d’un espace budgétaire suffisant pour satisfaire les besoins d’investissement vert et social sous ces règles.
De plus, ces règles fiscales ont aussi échoué dans leurs propres termes. Le Fonds monétaire international (FMI) a souligné que la réduction des déficits publics a, en moyenne, entraîné une augmentation de la dette globale plutôt que de diminuer le ratio dette/PIB. À l’inverse, les gouvernements sous-estiment systématiquement les bénéfices économiques des investissements publics. Dans l’analyse de soutenabilité de la dette de la Commission européenne – qui évalue la soutenabilité de la dette publique – un multiplicateur fixe de 0,75 est utilisé pour les dépenses publiques. En d’autres termes, la Commission suppose que pour chaque euro dépensé par le gouvernement, l’économie ne croît que de 0,75 euro. Or le document de référence montre que l’investissement public a généralement un impact bien plus fort – stimulant l’économie de 1 à 1,40 euro pour chaque euro dépensé.
Les investissements verts sont particulièrement efficaces pour dynamiser la prospérité. Une étude du FMI a démontré que chaque euro dépensé dans les technologies vertes génère entre 1,10 et 1,50 euro d’activité économique. D’autres recherches ont aussi trouvé des effets encore plus marqués, avec des multiplicateurs atteignant jusqu’à 4,20 euros. Ces investissements offrent un triple avantage : dynamiser l’économie, réduire les émissions et diminuer les coûts futurs liés aux dommages climatiques.
À l’inverse, une étude Rand a montré que les dépenses militaires produisent probablement un multiplicateur inférieur à celui des infrastructures civiles, ce qui signifie qu’elles génèrent moins d’activité économique par euro dépensé. Cela ne doit pas exclure les besoins en défense, mais cela montre que si l’Europe peut se permettre de financer sa sécurité, elle peut – et doit – se permettre des investissements qui renforcent son économie et sa résilience.
Si l’Europe peut se permettre de financer sa sécurité, elle peut – et doit – se permettre des investissements qui dynamisent son économie et renforcent sa résilience.
Un nouveau modèle économique pour l’Europe
Pour sortir du cycle des crises perpétuelles, les cadres macroéconomiques européens doivent être conçus pour traiter de manière proactive les risques sous-jacents. Cela exige que les responsables politiques fassent preuve d’honnêteté quant à la nécessité d’importantes réformes pour protéger les Européens à long terme.
Tout d’abord, avec l’Allemagne désormais engagée dans une augmentation des dépenses publiques, l’UE doit pousser à une révision plus large des règles fiscales. Si des exclusions d’emprunt peuvent être accordées pour les dépenses militaires à faible multiplicateur, alors il existe clairement une raison d’emprunter pour investir dans des domaines qui auront des retombées économiques bien plus importantes – afin que tous les États membres puissent emprunter pour des investissements à fort multiplicateur et axés sur la productivité.
Ensuite, comme le propose Mario Draghi, l’UE devrait émettre une nouvelle dette commune pour remplacer le Fonds de relance et de résilience, qui touche à sa fin en 2026. Se mettre d’accord dès maintenant sur ce point favoriserait une confiance des investisseurs et permettrait aux gouvernements d’élaborer des plans sur le long terme.
Troisièmement, les ultra-riches doivent payer leur juste part. L’économiste Gabriel Zucman et l’Observatoire des impôts de l’UE estiment qu’une taxe minimale de 2 % sur les centimillionnaires neutraliserait le caractère régressif des systèmes fiscaux européens et rapporterait 67 milliards, tandis qu’une taxe minimale de 3 % rendrait les systèmes fiscaux légèrement progressifs et rapporterait 121 milliards d’euros.
Enfin, les banques centrales et les États doivent aligner leurs politiques pour atteindre les objectifs économiques de l’Europe. Une étude récente de la NEF montre qu’une meilleure coordination entre politique monétaire et politique budgétaire pourrait réduire le coût des dépenses publiques essentielles et freiner l’inflation.
Aucune dépense militaire ne peut réparer un climat cassé, une économie fragile ou des sociétés fracturées. Si l’Europe veut une paix durable, elle doit lutter contre le dérèglement climatique, les inégalités et la polarisation avec la même urgence qu’elle consacre aujourd’hui à la défense.
