Alors que les conflits culturels prennent souvent la place des luttes de classe dans les discours politiques, une dynamique réactionnaire s’est progressivement dégagée, alimentant les tensions autour de la masculinité, de la race et de l’identité. Des leaders conservateurs et réactionnaires utilisent ces sujets pour asseoir leur pouvoir en suscitant des peurs et des ressentiments. En percevant certains groupes marginalisés comme des menaces à la civilisation et à l’ordre social, ces figures entretiennent un cycle de « ressentiment redistributif » où leur objectif est de préserver, voire de restaurer, un sentiment de privilège déclinant. Ce cycle tente, en vain, de sauvegarder des avantages qui s’étiolent, tout en nourrissant une anxiété collective. Pour contrer cette montée, il est essentiel pour les progressistes de reconnaître l’impact des émotions en politique et d’offrir des récits alternatifs, inclusifs, fondés sur des valeurs humaines universelles.
Une guerre culturelle au lieu et lieu de la lutte de classes
En 2024, alors que la guerre fait rage en Europe et qu’un génocide se déroule à Gaza, la scène géopolitique n’est pas au centre des préoccupations de la mouvance d’extrême droite internationale. Les chefs d’extrême droite ne parlent pas majoritairement d’inflation ou de salaires stables, même si ces sujets sont parfois instrumentalisés pour stigmatiser des minorités, des « élites » ou la « woke » (la mouvance woke). Ces thèmes prennent plutôt une place marginale dans leur discours. La priorité de ces mouvements réactionnaires est une lutte culturelle pour la « défense de la famille traditionnelle », avec à sa tête un homme blanc, symbole de la force et de la continuité, et de nombreux enfants pour assurer la survie de la civilisation.
Tout au long de la campagne présidentielle américaine de 2024, le discours sur la baisse des taux de natalité chez les Blancs domine chez certains représentants du parti républicain. Par exemple, J.D. Vance, candidat à la vice-présidence, déploie une rhétorique alarmiste. Son patron, Donald Trump, diffuse des pubs dénonçant les procédures de transition de genre, conclues par cette phrase : « Kamala est pour Ça/Çelles, le président Trump est pour vous. » Pendant ce temps, Elon Musk, la figure technologique derrière de nombreux projets, vocifère contre ce qu’il qualifie de « virus mental woke » qui corromprait la société.
Une tonalité similaire se retrouve chez leurs alliés européens, réunis lors de la conférence conservatrice CPAC en Hongrie, en avril dernier. Lors de cette rencontre, parrainée par des conservateurs américains, Santiago Abascal, leader de la droite radicale espagnole, dénonce la « totalitarisme de l’idéologie de genre », tandis que Viktor Orbán, premier ministre hongrois, affirme que « le mouvement woke et l’idéologie de genre sont exactement ce à quoi le communisme et le marxisme ressemblaient autrefois. »
Selon la vision de la droite radicale mondiale, ce qui menace réellement la civilisation, ce ne sont ni la crise climatique, ni la guerre, ni la montée vertigineuse de la richesse des milliardaires – mais bien une baisse de la natalité blanche ou l’utilisation de pronoms inclusifs.
Même si nombre de ces allégations absurdes peuvent être facilement démenties ou ridiculisées, leur impact émotionnel leur confère une force irrésistible. En effet, la vérité ne résiste pas toujours à la puissance des sentiments. La réussite de la droite extrême actuelle montre que beaucoup de hommes blancs sont si profondément attachés à des hiérarchies traditionnelles — riches en premier, hommes en second, non-blancs en dernier — qu’ils sont prêts à croire ou à faire n’importe quoi pour les préserver.
Un fossé de genre ?
Partout dans le monde, la droite extrême doit beaucoup à son soutien masculin. Mais ce n’est pas seulement une affaire d’hommes. Des figures féminines comme Giorgia Meloni en Italie, Marine Le Pen en France, ou encore Alice Weidel en Allemagne ont contribué à rendre les valeurs patriarcales plus acceptables pour les femmes. Elles ont recentré les rôles traditionnels comme étant indispensables à la sauvegarde de l’identité et de l’ordre. La fameuse déclaration de Meloni — « Je suis Giorgia. Je suis une femme, je suis une mère, je suis italienne, je suis chrétienne » — illustre cette rhétorique, présentant la genre et la famille comme des murailles contre une prétendue attaque de la part de « grands spéculateurs financiers. » Même Alice Weidel, qui est lesbienne et mère, défend désormais une conception traditionaliste de la famille, considérant qu’elle doit être composée d’une mère et d’un père. En France, après sept années de leadership de Marine Le Pen au sein du Rassemblement National, autant de femmes que d’hommes votent pour cette droite radicale. Cependant, un écart persiste concernant une éventuelle idéologie de genre. En Allemagne, par exemple, la montée de l’Alternative für Deutschland (AfD) est menée principalement par de jeunes hommes.
Un exemple remarquable de ce clivage se trouve en Corée du Sud, où les jeunes femmes et hommes deviennent des opposés idéologiques. Yoon-Suk Yeol, ex-président élu en 2022, a mené campagne sur une plateforme radicalement anti-féministe. Cela malgré un des plus grands écarts de rémunération entre hommes et femmes dans les pays développés, et une faible punition pour les crimes sexuels commis par des hommes. Pourtant, la majorité des jeunes hommes sud-coréens pensent qu’ils sont en situation de discrimination, alimentant un ressentiment profond.
Récemment, le concept de ressentiment — « ressentiment » en français — a gagné en popularité pour analyser cette haine toxique qui anime une partie de la politique d’extrême droite. Cette idée repose sur l’hypothèse que ceux qui soutiennent ces mouvements se sentent « perdants » dans la société, cherchant à se venger et à radicaliser leur position. Cependant, cette explication, si elle met en avant les émotions, ne précise pas toujours ce qui alimente réellement ces ressentiments ni comment ils influencent concrètement les électeurs.
Pour comprendre ce qui pousse ces hommes à faire la morale sur les pronoms woke ou à s’indigner du déclin démographique, il faut écouter aussi des experts souvent inattendus dans ce domaine : des femmes queer de couleur.
Alors que la guerre culturelle remplace la lutte des classes, nombreux sont les hommes blancs qui s’accrochent à leur privilège racial et de genre, s’alignant avec des forces réactionnaires qui promettent de restaurer une domination en déclin.
Une patriarcat à double tranchant
Tout au long de ses travaux, la philosophe et critique féministe bell hooks propose une analyse percutante du système qu’elle qualifie « d’impérialiste blanc-superficiel-capitaliste patriarcal ». Selon elle, ce système place richesse, masculinité et blancheur au sommet de sa hiérarchie d’oppression. Dans son ouvrage The Will to Change : Men, Masculinity, and Love (2004), elle développe l’idée que cette structure ne réduit pas seulement les femmes et les groupes marginalisés à la souffrance, mais qu’elle fragilise aussi profondément les hommes qui en bénéficient.
Elle explique que le patriarcat socialise les garçons à réprimer leur vulnérabilité et à confondre masculinité et contrôle, domination ou colère. Cette « traumatisation normalisée des garçons » bloque leur développement émotionnel, créant une blessure invisible et douloureuse. La formule « grandis et deviens un homme » devient alors une injonction à refouler ses émotions, souvent associée à l’idée qu’il faut « être fort » face à la faiblesse ou à la tristesse. Ce rejet de leur propre vulnérabilité mène à une répression qui s’exprime par la colère, la violence ou la domination sur autrui.
Ce conditionnement patriarcal ne se limite pas à l’émotion : il installe une culture où les hommes projettent leurs insécurités plutôt que de les affronter. Selon hooks, la masculinité patriarcale repose sur cette externalisation de leurs peurs et de leur honte. La crainte d’être perçu comme « faible » ou « gay » pousse souvent les hommes à adopter des comportements agressifs ou racistes pour cacher leur vulnérabilité. Ces insultes ou stigmatisations ne visent pas seulement leurs cibles, mais servent surtout à masquer leur propre fragilité.
L’impact de ce système se manifeste dans la santé et le bien-être des hommes. En Europe, ils sont trois à quatre fois plus nombreux que les femmes à mourir de « décès de désespoir » — suicides, overdoses, abus d’alcool. Ils représentent aussi environ 95 % de la population carcérale. Ces chiffres témoignent d’un mal-être profond, alimenté par un système qui enseigne aux hommes à exprimer leur souffrance par la violence ou l’autodestruction.
Malgré cela, ces hommes ne lâchent pas prise. La majorité d’entre eux recherchent la protection et le pouvoir qu’offre cette masculinité patriarcale, même si elle se paye au prix fort. hooks montre que cette peur de perdre leur seul mode d’affirmation — souvent leur pouvoir ou leur identité — les pousse à s’accrocher à un système qu’ils subissent en même temps qu’ils le perpétuent. Leur résistance, ou leur difficulté à changer, est alimentée par la crainte de leur propre vulnérabilité.
Ce patriarcat opère en complémentarité avec l’ordre impérialiste blanc et capitaliste. Ce système, malgré ses inégalités économiques, confère une supériorité aux hommes blancs et à leur masculinité, leur donnant une légitimité qu’ils considèrent supérieure à la solidarité de classe. En faisant des guerres culturelles un terrain d’affrontement principal, il détourne l’attention des véritables causes d’oppression ou d’exploitation. La peur de voir ces privilèges diminuer devient alors l’un des moteurs principaux du ressentiment blanc-masculin, qui redoute une perte de son pouvoir légitime.
Dans la politique contemporaine de l’extrême droite, toute remise en question des hiérarchies traditionnelles — qu’il s’agisse du féminisme, du multiculturalisme, de la justice raciale ou des droits LGBTI+ — est perçue comme une menace existentielle. Les minorités ou groupes marginalisés sont dépeints comme des envahisseurs qui détruisent l’ordre social établi. Le cœur du ressentiment blanc-masculin réside ainsi dans la peur d’un affaiblissement du pouvoir autrefois naturel, ou perçu comme tel, et qui semblait inébranlable.
Les transformations sociales, moteur des peurs et des ressentiments
Ces sentiments de menace se nourrissent des changements en cours dans la société. La montée de l’éducation féminine, par exemple, où en 2023 près de 49 % des femmes âgées de 25 à 34 ans dans l’Union européenne détiennent un diplôme supérieur, contre 38 % pour les hommes. La présence accrue de femmes à des postes de pouvoir, leur influence croissante dans la sphère publique, créent une perception d’insécurité chez certains hommes, qui craignent de perdre leur statut.
Au lieu de se confronter aux inégalités qui alimentent leur sentiment d’insécurité, beaucoup ont recours à un « ressentiment redistributif » : ils pointent du doigt les minorités ou les étrangers comme responsables de leurs difficultés — tels que l’augmentation des coûts de la santé ou le manque de logements abordables. Cependant, ces griefs sont souvent en partie ou totalement perçus, plutôt que réels. Des études en Corée du Sud montrent que le sentiment de victimisation masculine naît bien souvent d’un sentiment de déclin de leur statut social, plutôt que d’épreuves économiques concrètes.
Les élites, elles aussi, deviennent des cibles. Accusées de soutenir ou de favoriser les minorités — tels que les immigrés ou la communauté LGBTQ+ — pour déstabiliser la famille patriarcale ou la nation blanche, elles alimentent une « ressentiment reconaissant » qui vise à préserver une hiérarchie supposée naturelle. La volonté de « redonner leur place » à ces groupes ou de rappeler que la majorité doit dominer ne sert pas à établir une véritable justice, mais plutôt à réaffirmer un prétendu statut supérieur.
La mobilisation stratégique de ce ressentiment ne fait que renforcer ces hiérarchies, tout en alimentant la division sociale. Au lieu d’aborder les causes systémiques ou économiques, ces discours tournent en boucle sur des menaces imaginaires ou simplifiées, divisant davantage la société : plus on écrase, plus on divise.
Les émotions : un enjeu politique
Le travail de belle hooks met en lumière que le personnel est profondément politique : les structures de pouvoir patriarcales et racistes s’inscrivent dans l’individuel, et vice versa. Nos sentiments sont donc loin d’être de simples états passagers ; ils deviennent aussi d’intenses forces mobilisatrices en politique. Sarah Ahmed, autre théoricienne féministe queer de couleur, analyse cette dynamique dans The Cultural Politics of Emotion (2004). Elle montre que peur, disgust (dégoût), colère — autant d’émotions — sont socialement construites, attachées à des objets, des signes ou des corps. Par exemple, un drapeau, un pronom ou une mosquée peuvent devenir des mines antipersonnel, suscitant haine et rejet. La puissance de ces objets ne réside pas dans leur substance, mais dans l’émotion qu’elles suscitent, maintenue par des associations répétées.
Ce phénomène s’observe également dans la mise à distance de l’Autre, souvent racialisé : le migrant, le demandeur d’asile, le musulman. Ces figures, perçues comme des menaces, sont encadrées par un bouquet d’émotions négatives — suspicion, anxiété — forgées par des discours médiatiques, politiques et sociaux. Ces émotions renforcent des hiérarchies d’exclusion, orientent les politiques publiques et dictent nos interactions quotidiennes, perpétuant ainsi la domination systémique.
Quand on se contente d’assaillir, on n’a pas le réflexe de regarder en haut.
Les concepts de « gender ideology » (idéologie de genre) ou de « woke » sont devenus des fantasmes — des images spectrales sur lesquelles projections de peur et de dégoût sont déversées. La « woke culture » n’est plus perçue comme la simple conscience des discriminations, mais comme une menace à l’ordre patriarcal et racial. Ces projections, alimentées par la peur blanche masculine, servent à galvaniser l’opinion autour d’un refoulement communautaire. La confusion entre un combat pour les droits et une attaque contre la civilisation permet de justifier, sous couvert de défense des valeurs traditionnelles, des mesures autoritaires.
Après l’achat de Twitter par Elon Musk en 2022, par exemple, la suppression en surprise du terme « cishet » — qui désigne la majorité hétéro-cisgenre — illustre comment les émotions proclament la norme et réprimandent toute critique. Musk a ainsi montré à quel point ces attaches émotionnelles restent puissantes.
Les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans l’amplification de ces ressentiments. Leur architecture est conçue pour maximiser l’engagement, notamment à travers le « ragebait » — ces contenus qui suscitent colère et indignation. Sur X (ex-Twitter), cette logique transforme la réalité en un spectacle émotionnel, où les « vibes » — les ressentis — priment sur la vérité. L’intensité de ces émotions alimente le cercle vicieux, contribuant à faire de cette plateforme un lieu où les inquiétudes des hommes blancs sont confortées, amplifiées, voire instrumentalisées, quelle que soit la véracité des récits.
En janvier dernier, lors des incendies dévastateurs à Los Angeles, la droite a cherché à faire porter la responsabilité sur les politiques d’inclusion, notamment via des discours anti-Développement Economique, Équité et Inclusion (DEI). La caricature a été poussée jusqu’à attribuer ces catastrophes à des enjeux sociétaux qu’elles ne concernent pas directement — ce qui sert à détourner l’attention des véritables causes systémiques. Pareillement, en Allemagne, la droite extrême a exploité un attentat à Magdeburg comme preuve de l’échec des politiques migratoires, appelant à une « remigration » massive. La vérité n’a plus d’importance dans cet écosystème où la peur et la division priment, alimentant une narratives d’hostilité à l’inclusion, perçue comme un danger.
Le logiciel de l’extrême droite s’appuie donc sur la fabrication d’émotions pour détourner l’attention, permettre une alliance entre haine et pouvoir.
De la lutte individuelle à la lutte collective
Aujourd’hui, la politique est davantage une guerre culturelle qu’une lutte de classes. Les hommes, en particulier, ralliés derrière les figures du puissant ou du protecteur, croient que la menace principale qu’ils affrontent n’est pas économique mais identitaire, incarnée par la « virus » woke ou la montée des inégalités. Les attaches émotionnelles à la masculinité patriarcale et aux privilèges coloniaux ou raciaux sont si profonds qu’elles occultent la réalité de l’exploitation capitaliste.
Ce qui fonctionne pour la droite extrême, c’est d’avoir validé ces sentiments. Ses leaders prétendent comprendre la colère de ceux qui se sentent déclassés ou menacés. À l’opposé, la majorité du camp progressiste a dénoncé l’oppression exercée par les hommes blancs, mais n’a pas toujours reconnu la dimension de victimisation chez ces mêmes hommes. Résultat : cette méconnaissance facilite la projection de la colère vers des boucs émissaires — immigrants, minorités sexuelles ou femmes — plutôt que vers le système capitaliste ou patriarcal qui les opprime aussi. La psychologie de la narration montre qu’il ne faut pas oublier ces hommes blancs ; sinon, ils se sentent exclus.
Quant aux femmes, leur engagement dans ces dynamiques réactionnaires pourrait ne pas être une capitulation, mais une stratégie pour se positionner dans une hiérarchie sociale construite autour d’identités racisées et genrées. Dans une société capitaliste précarisée, la compétition individuelle remplace la solidarité. Au lieu d’un avenir basé sur la partage et la lutte collective, beaucoup adoptent l’attitude de l’« autodestruction » ou du « hustle », ce que prône la mouvance du « self-help » (l’aide à soi-même) pour réaliser ses rêves, plutôt que la solidarité.
Les angoisses et les attachements émotionnels ne peuvent pas être dissipés par la raison seule
Rationalité et compassion : un combat pour l’universalité
Pour lutter contre l’attraction fasciste, il faut d’abord dévoiler la manipulation émotionnelle. La droite exploite en effet les griefs pour encourager la « révolte contre » — envers ceux qui ont moins de pouvoir — plutôt que la « lutte pour » — contre les causes profondes de l’injustice. Il faut aussi déconstruire cette idée répandue selon laquelle il y aurait une compétition à somme nulle entre groupes identitaires.
Cependant, la seule logique ne suffit pas. Il faut aussi rendre plus attractive une vision alternative, fondée sur le désir partagé d’un avenir sans peur : vivre libre sans craindre de perdre ses droits ou son statut, éprouver la joie de la solidarité plutôt que l’isolement, et répondre à ce besoin universel d’être entendu, aimé, connecté. Ces aspirations, menacées par le capitalisme tardif et l’autoritarisme, doivent devenir le socle d’un récit tourné vers l’espoir.
Les progressistes doivent aussi contester ces fantasmes — comme la prétendue « idéologie de genre » ou la « woke culture » — qui sont en fait des images, des symboles, des projections de peur, plutôt que des réalités concrètes. Il faut remettre au premier plan les enjeux matériels tels que la justice sociale et la crise climatique. Ne pas oublier que la lutte pour l’égalité, la justice sociale et la protection de l’environnement doit s’inscrire dans une démarche globale d’intersectionnalité : il faut reconnaître que ces oppressions se tissent et qu’elles doivent être combattues ensemble, en mettant en valeur la spécificité de chaque combat tout en visant une unité capable de dépasser les divisions.
Il est essentiel d’admettre que la politique est intime et émotionnelle. Même une analyse rationnelle parfaitement juste ne peut pas apaiser la crainte viscérale ou le désir de reconnaissance qui motivent nombreux comportements politiques. Pour beaucoup, l’extrême droite n’est pas seulement une option idéologique mais une échappatoire émotionnelle — un refuge face à la peur de l’insécurité, de l’effacement de leur identité ou de la perte de leur statut social.
Comme le souligne Sarah Ahmed, « la politique doit laisser une place pour la thérapie ». La lutte politique n’est pas uniquement une joute intellectuelle ; elle doit aussi permettre de traiter le trauma intérieur, la honte, la colère que génère la masculinité patriarcale et ses mécanismes de défense. Pour contrer cette vague réactionnaire, il ne suffit pas de dénoncer la violence ou l’oppression : il faut aussi offrir un espace où chacun peut reconnaître ses vulnérabilités, son douloureux bagage émotionnel, et trouver des voies pour une transformation personnelle et collective.
Dans la dernière partie de The Will to Change, bell hooks invite à faire preuve de compassion envers les hommes — non pour excuser leur violence ou leur oppression, mais comme étape nécessaire à leur transformation. Pour résister à la montée des forces réactionnaires, il faut accepter leur humanité, même lorsqu’ils se comportent en victimes ou en oppresseurs. La véritable émancipation collective commence aussi par la capacité à travailler sur la sphère émotionnelle ; c’est là, dans cette reconnaissance partagée, que peut naître un changement durable.
