Dominique Barthier

Europe

Sécurité climatique : pourquoi l’armée ne peut pas être ignorée

Il devient de plus en plus évident que le changement climatique constitue une question de sécurité. Or, alors que les générations se mobilisent pour sauver le climat, des mobilisations militaires plus traditionnelles contribuent largement à le détruire. Après la déception de la COP 25 à Madrid, et en attendant les négociations futures, l’empreinte carbone des forces armées doit être intégrée dans les discussions.

Bien que la COP 26 de Glasgow ait été reportée, il devient urgent d’examiner comment la question des activités militaires peut être prise en compte dans les processus de décision relatifs à l’avenir du climat.

L’état d’urgence climatique

Le changement climatique peut-il transformer le paysage sécuritaire ? Le mouvement pour le climat a pris une tournure belliqueuse avec l’introduction du concept d’« urgence climatique ». L’appel est clair: s’engager pleinement et « mobiliser comme en 1940 ». On invoque un nouveau Plan Marshall, comme au début de la Guerre froide, et l’on évoque même la création en France d’un Conseil national de Résilience, faisant écho au Conseil national de la Résistance. Selon le député européen français Pascal Canfin, « c’est une vraie guerre qu’il faut mener aujourd’hui, en employant tous les moyens ». Bill McKibben, fondateur de l’organisation internationale 350.org, reprend l’idée que le changement climatique est une sorte de Troisième Guerre mondiale, ajoutant: « Notre seule chance est de nous mobiliser comme nous l’avons fait pendant la Seconde Guerre mondiale. »

Derrière cette rhétorique se cachent des courants contradictoires. Nous voulons lutter, mais contre qui ? Qui est l’ennemi ? Est-ce ceux qui veulent retarder la transition énergétique, qui n’ont aucun intérêt pour la justice climatique ? Ou certains cherchent-ils des ennemis de substitution pour justifier leur dépendance à des méthodes militaires ?

Bricoleurs de l’atmosphère

Depuis que le climat est considéré comme un « multiplicateur de menaces », l’armée travaille sur la question, pour des raisons à la fois nobles et contestables.[1] Elle bénéficie d’une certaine légitimité accordée par la reconnaissance précoce de la question climatique, même si l’armée n’a jamais été un lanceur d’alerte. Dès juin 1947, le Pentagone organisa une réunion consacrée aux conséquences militaires de la fonte des glaces arctiques. L’armée tenta de perturber laMachine climatique avant d’essayer de la maîtriser, notamment avec une vision militarisée de la géo-ingénierie (d’où l’établissement de la Convention sur les modifications de l’environnement de 1977[2]). Ils puisèrent dans les « sciences de la Terre » afin de calibrer au mieux les méfaits de leurs essais atmosphériques. Ils peuvent affirmer avoir contribué à des avancées en glaciologie grâce à leurs ingénieurs, dont les recherches servaient à détourner l’attention du projet délirant d’une base nucléaire sous la calotte glaciaire lors du Camp Century au Groenland.

Le complexe militaro-industriel continue de bénéficier d’un système de règles distinct.

Aujourd’hui, l’armée a gagné une réputation de veille prospective en matière de conflits. Selon leurs think tanks, un conflit nucléaire ne peut être exclu parmi les conséquences politiques du réchauffement global. [3] Les décideurs politiques ont reconnu la qualité des analyses militaires et ont tenté d’en tenir compte. En 2009, l’amiral britannique Neil Morisetti fut nommé pour quatre ans à la tête de la diplomatie sur le climat et la sécurité énergétique du Royaume-Uni. Le 29 août 2019, les ministres de la Défense de l’Union européenne se sont réunis à Helsinki pour discuter – pour la première fois – des liens entre défense et changement climatique.

L’angle mort de Kyoto

La capacité de l’armée à capter les esprits avec une maîtrise et un savoir-faire « climatiques » s’explique par plusieurs facteurs. Parmi eux, l’impunité. Le complexe militaro-industriel bénéficie encore d’un système de règles séparé. Son pouvoir (et son influence) lui permet de passer outre le principe pollueur-payeur et, plus largement, d’obtenir des exemptions à certaines réglementations environnementales.

Lorsque le Protocole de Kyoto fut rédigé en 1992, les exigences militaires furent satisfaites et l’empreinte des activités militaires n’était pas couverte. Lors des négociations de l’ONU, les États-Unis imposèrent une clause spécifiant que leurs opérations militaires à travers le monde seraient entièrement exemptes de toute réduction d’émissions – un cadeau à l’un des plus gros émetteurs mondiaux de CO2, le Pentagone, qui produit plus de gaz à effet de serre que la Suède ou le Portugal. 70 % de sa consommation d’énergie provient de l’emploi et du déplacement des troupes et des armes.[4]

Cette empreinte demeure hors radar, comme si les réductions d’émissions liées à la destruction comptaient moins que celles liées à la consommation. Mais le sujet n’est plus tabou: le cinquième rapport du GIEC évoque timidement que « les forces armées pourraient être amenées à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre ». Depuis l’accord de Paris COP21, les États ne sont pas obligés de réduire leurs émissions militaires, mais l’exemption n’est plus automatique dans les calculs.

Démenti et contraintes opérationnelles

Le Pentagone nie obstinément que sa consommation de combustibles fossiles constitue une contribution majeure à la catastrophe climatique. Avec une rhétorique autour de la « militarisation de l’armée », comme en témoigne un rapport du Programme Énergie et Environnement de l’Agence européenne de défense, les armées se vantent d’utiliser des énergies renouvelables. Mais entre 2011 et 2015, les émissions de gaz à effet de serre du Pentagone n’ont diminué que de 1 %.

Cette dénégation de la réalité suit sa propre logique: l’armée veut militariser le problème climatique. Puisque les effets du changement climatique s’accélèrent dans les « points chauds de conflits », l’armée, tant aux États‑Unis qu’en Europe, estime légitime d’augmenter son budget – un doublement en dix ans. Conséquence: les États de l’Union européenne représentent 25 % des dépenses mondiales de défense. Un tiers de la production mondiale d’armes est européenne. Utiliser le changement climatique pour obtenir des financements supplémentaires cache le fait que les plus grands émetteurs de CO2 restent les plus grandes puissances militaires. De surcroît, la nouvelle course aux armements compromet les efforts déjà entrepris pour atténuer les dommages climatiques. Le complexe militaro‑industriel n’est pas équipé pour affronter un « ennemi » aussi insolite que le réchauffement planétaire. Ceux qui hésitent à voir tout basculer du kaki au simple vert invoqueront le devoir d’intervention climatique et la nécessité de lutter contre les coupables réels ou supposés des maux écologiques.

Le complexe militaro-industriel saura tirer parti de cette manne budgétaire pour sécuriser ses infrastructures menacées par les inondations ou les sécheresses. Il est même prêt à réorienter ses interventions et à mener davantage de missions civiles. Comme l’a rappelé son secrétaire général au sommet de Copenhague en 2009, l’OTAN est prête à jouer le rôle de « premier intervenant en cas de catastrophe naturelle ». Cela n’a pas empêché l’OTAN de déplorer que la question climatique soit éclipsée par des enjeux de sécurité plus traditionnels. Parallèlement, certains hauts gradés veulent garder le contrôle: le président du Conseil international de sécurité et de climat estime que « les gouvernements ne peuvent pas compter sur les ministères de l’Environnement pour trouver la solution ».

La mission des forces armées est de mener des guerres, pas de lutter contre le réchauffement, mais les deux fronts sont liés et s’entrelacent. Le réchauffement aggrave les crises, tandis que l’usage des armes accélère les perturbations climatiques. Le maintien (voire l’intensification) des activités militaires constitue l’une des menaces posées par la perturbation climatique. Puisque la militarisation menace le climat, y recourir comme solution n’a guère de sens. Une telle manœuvre pourrait aisément permettre de détourner ou de saboter l’urgence climatique.

Vers une défense « compatible climatiquement » ?

Les chances d’atteindre des objectifs de moins de 2 °C sans que les infrastructures militaires soient touchées apparaissent illusoires. En bref, une militarisation croissante est incompatible avec une économie décarbonée. Les civils doivent l’exiger haut et fort. Les universitaires doivent le démontrer. Et l’armée doit l’admettre en intégrant les facteurs environnementaux et climatiques dans ses équations stratégiques.

Inventer une défense compatible climatiquement signifie suspendre la « projection de force » et rompre avec la frénésie d’interventions énergivores dans des régions reculées. L’aviation militaire consomme à elle seule le quart du kérosène mondial. Dans une interview de 2007, l’ancien président du GIEC, Rajendra Pachauri, avait conseillé à l’OTAN de s’éloigner de son modus operandi fondé sur des opérations militaires, ajoutant qu’il est plus important d’empêcher que ces conflits n’éclatent plutôt que d’intervenir après coup.

La militarisation est incompatible avec une économie décarbonée. Les civils doivent proclamer cela haut et fort. Les universitaires doivent le démontrer.

Allons-nous exiger un ralentissement immédiat des avions de combat et des missiles pour réduire leurs émissions, tout comme l’Organisation internationale maritime prévoit de le faire pour les pétroliers et les porte-conteneurs ? Ou bien plaiderons-nous en faveur d’une taxe sur l’industrie des armements ? Quelles que soient les options, le changement climatique rend indispensable de résoudre les problèmes par des moyens autres que la guerre.

Plutôt que de voir fleurir des États « choyés » vivant au‑delà de leurs moyens militaires, serait-il peut-être temps de lancer une initiative ( européenne) en faveur d’un moratoire sur la course nucléaire et conventionnelle ? Un manifeste pour une décroissance militaire ? Un gel des armements, comme le préconisait Randall Forsberg au début des années 1980 ? L’objectif n’est pas de reprendre les vieux refrains pacifistes mais de sonner l’alarme: la poursuite soutenue d’une course aux armements et l’usage des armes sapent totalement les efforts visant à atténuer les dégâts climatiques.

Sur le site du groupe des Verts/ADE au Parlement européen, la sécurité figure dans une sous-section de la politique internationale. Mais pourquoi la « sécurité climatique » est-elle absente des manifestes politiques et des travaux de la Sous- Commission de l’Union européenne sur la sécurité et la défense ? La sécurité a longtemps été la zone d’ombre de la pensée écologiste. Espérons que les écologistes d’aujourd’hui en arrivent à voir que la lutte pour sauvegarder le climat représente un investissement dans la paix.

Footnotes

[1] Rapport Solana de 2008.

[2] Ce traité international, entré en vigueur en octobre 1978, interdisait l’usage hostile de techniques de modification environnementale présentant des effets répandus, durables ou graves – par exemple, la guerre météorologique.

[3] Voir le rapport de 2007 du Center for Strategic and International Studies (CSIS).

[4] « Si c’était un pays, le Pentagone serait le 55e émetteur de CO2 », affirme Neta Crawford, co-directrice du projet Costs of War de Brown University, dans un article publié en juin 2019.

Dominique Barthier

Dominique Barthier

Journaliste passionné par la vie publique, j'explore les rouages de la politique française depuis plus de dix ans. J’ai à cœur de rendre l'information accessible, rigoureuse et engageante pour tous les citoyens. Chez ElectionPrésidentielle.fr, je décrypte l’actualité avec une exigence constante de clarté et d’indépendance.