Dominique Barthier

Etats-UnisEurope

Comment l’extrême droite réécrit l’histoire de l’été 2015 des réfugiés en Allemagne

En septembre 2015, dans un centre d’accueil pour réfugiés à Berlin, Angela Merkel, alors chancelière d’Allemagne et chef de la CDU (Union chrétienne-démocrate), affiche un sourire devant un smartphone prenant une selfie à son style de signature. Au côté d’elle se tient Anas Modamani, à l’époque un réfugié syrien âgé de 17 ans, capturant ce qui deviendra l’image la plus emblématique de la pays, symbolisant son accueil.

Cette photo est rapidement devenue un symbole de l’Allemagne qui souhaite accueillir. En 2015, le pays a ainsi accueilli environ 890 000 personnes cherchant protection, beaucoup fuyant la guerre civile en Syrie. La déclaration désormais célèbre d’Angela Merkel, « Si nous devons maintenant commencer à nous excuser pour avoir affiché un visage amical en situation d’urgence, alors ce n’est pas mon pays », a donné à cette image une dimension morale forte. Ce fut le début du fameux « été des réfugiés ».

Renforcer la narration

Les années ont passé, mais l’écho de cet épisode résonne encore. Le 9 avril 2025, la Grande coalition est annoncée par le chancelier Friedrich Merz lors d’une conférence de presse, soulignant la constitution de cette nouvelle alliance sous la direction du leader fraîchement élu. Celle-ci rassemble la CDU et l’Union sociale chrétienne (CSU), ainsi que le Parti social-démocrate (SPD), centre-gauche.

Au cours de la déclaration, Markus Söder, chef de la CSU et président de la Bavière, affirme : « Nous revenons à l’ère d’avant 2015. Ces années d’incertitude sont terminées. » Par ces mots, Söder et son parti renforcent la représentation de la migration comme une sorte de traumatisme national — un chapitre d’une décennie que l’Allemagne doit désormais dépasser.

Cette vision a été façonnée principalement par l’extrême droite, le parti Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui est devenu la deuxième force aux législatives de février, recueillant 20,8 % des voix. Ce récit a également été repris par des critiques d’Angela Merkel au sein de la CDU et amplifié par d’autres voix européennes, comme celle du Premier ministre hongrois Viktor Orbán.

L’AfD : Une influence depuis l’opposition

Depuis 2015, l’AfD n’a cessé de faire évoluer ses positions sur l’immigration, les poussant de plus en plus à l’extrême droite, influençant ainsi le discours politique général. Lors de leur congrès national en 2016, la tendance nationaliste-conservatrice a pris le dessus, établissant la fermeture des frontières, une rhétorique anti-musulmane et une forme d’isolationnisme comme piliers de leur programme. Dans leur manifeste de 2017, l’AfD a déclaré que le droit constitutionnel d’asile était désormais obsolète, arguant qu’il n’était plus en capacité de faire face à ce qu’ils appellent “les abus massifs”.

À l’été 2021, après la reconquête du pouvoir des talibans en Afghanistan, l’AfD a réaffirmé sa posture dure, avec la slogan connu : « 2015 ne doit pas se reproduire ». Les réfugiés afghans, ont-ils insisté, devraient se voir refuser l’entrée, non par souci pratique mais comme une déclaration d’identité politique.

En 2023, face à la pression croissante sur les collectivités locales chargées d’accueillir des réfugiés, l’AfD a exploité cette tension en la présentant comme une défaillance de l’État. Au parlement, le parti a exigé la « suspension immédiate de tous les programmes d’accueil » et a popularisé des termes comme « migrantes illégaux » ou « migrants illégaux » — un vocabulaire qui a rapidement traversé toutes les lignes partisanes.

Lors des élections européennes de 2024, l’AfD a utilisé le slogan d’extrême droite “remigration” pour réclamer un retour à la situation migratoire de 2015. Derrière cette formule juridique, se cache une volonté nationale : l’idée que l’Allemagne aurait été envahie et qu’elle doit être reprise. La réaction publique a été immédiate et forte, mais l’impact symbolique était déjà là. Ce terme a de nouveau repoussé les limites de ce qui pouvait être exprimé.

Une langue réorientée dans le discours dominant

Le vocabulaire et les cadres introduits par l’AfD ont désormais pénétré le langage politique traditionnel.

En 2022, l’ancien chef de la CDU Friedrich Merz a exhorté la coalition « feu tricolore » (SPD, Verts et FDP) à appliquer sa « offensive de rapatriement » — un terme déjà utilisé par l’AfD dans son programme de 2017. En janvier 2024, cette coalition a adopté une législation accélérant les expulsions et élargissant les placements en détention pour les personnes expulsables. Le concept d’une « offensive » contre les demandeurs d’asile rejetés a reçu un appui transversal dans tous les partis.

Le discours de Merz s’est de plus en plus aligné sur celui de l’AfD. En 2022, il a accusé les demandeurs d’asile rejetés d’alourdir le système de santé, affirmant qu’ils « s’installent chez le dentiste pour refaire leurs dents alors que les Allemands ne trouvent pas de rendez-vous ». Plus récemment, il a qualifié de « tourisme social » l’aide aux réfugiés ukrainiens et, après les émeutes au Nouvel An 2023, il a désigné les enfants migrants comme des « petits pachas » qui manqueront de respect aux enseignants.

Ces propos traduisent la pénétration profonde de la rhétorique et du vocabulaire de l’AfD dans le discours politique classique, y compris celui du chancelier actuel. Ce type de langage dépasse la simple évolution sémantique ; il traduit une vision plus profonde de la migration, perçue non plus comme une tâche collective mais comme une menace de nature sécuritaire, culturelle ou économique.

Les chiffres, eux, racontent une autre histoire : en 2023, environ 64 % des réfugiés arrivés en 2015 étaient en emploi, principalement à temps plein. Beaucoup jouent désormais un rôle essentiel dans la main-d’œuvre et la société allemande. En définitive, ce n’est pas la narration de l’AfD — mais la réalité empirique — qui a façonné le langage politique sur la migration, au-delà des clivages partisans.

Le langage qui devient politique : l’accord de coalition 2025

La transformation du vocabulaire a rapidement influencé les politiques concrètes, comme en témoigne le nouvel accord de coalition entre la CDU, la CSU et le SPD.

Même sous Angela Merkel, le gouvernement avait déjà introduit des premières mesures restrictives : limitation du regroupement familial, déclaration de certains pays d’origine comme « sûrs », création de centres d’accueil centralisés pour les procédures accélérées. La coalition « feu tricolore » qui lui a succédé a maintenu cette tendance.

Un retournement décisif s’est produit peu avant les élections de 2025, lorsque Friedrich Merz, alors dans l’opposition, a suscité la controverse en affirmant que la législation migratoire pourrait se faire même avec le soutien de l’AfD, partenaire de plus en plus accepté. Une rupture avec le consensus d’après-guerre et la preuve d’une menace qui s’étendait dans le domaine politique.

Le nouvel accord, sous la direction de Merz, mise résolument sur la dissuasion et la répression. La « offensive de rapatriement » promise prévoit des expulsions accélérées, appuyées par des tribunaux spécialisés et des règles d’expulsion plus strictes. Les réfugiés devront désormais prouver eux-mêmes leur demande d’asile, l’État ne menant plus d’enquêtes actives. La détention sans avocat, les centres de détention permanents pour les demandeurs expulsés avec des casier judiciaire, et la suspension de deux ans du regroupement familial complètent le tableau.

Ce renversement de la philosophie politique est sans précédent depuis 2015.

Selon l’expert en migration Marcus Engler, cette approche est qualifiée d’« hyperactive » : « C’est une restriction après l’autre, sans évaluation d’impact ni preuve qu’elle sera efficace. »

L’exemple emblématique est l’ordre de Merz d’intensifier les contrôles aux frontières, lancé symboliquement dès le premier jour du nouveau gouvernement. Si cette mesure a provoqué une hausse temporaire des refus, Engler souligne que son impact réel est « limité au mieux ». En parallèle, les coûts sont importants : forces de police surchargées, critiques grandissantes des voisins européens.

Les chiffres préalables à la prise de pouvoir de mai 2025 montrent une baisse déjà notable : 12 350 demandes d’asile déposées en janvier 2025, soit moins de la moitié de celles enregistrées l’année précédente.

Certains politiciens, comme l’ancienne ministre de l’Intérieur Nancy Faeser (SPD), considèrent cela comme la preuve que ces mesures plus strictes fonctionnent.

Mais la chercheuse en migration Hannes Schammann met en garde contre des interprétations simplistes. La migration, selon lui, obéit à des dynamiques mondiales complexes et ne peut être coupée d’un coup comme un robinet : « Contrôles aux frontières, expulsions, accords migratoires — ce ne sont que de petites pièces d’un puzzle. La réalité globale est bien plus complexe. » Il ajoute que « dans certaines des régions clés en crise pour l’Allemagne, la situation s’est récemment stabilisée. »

Des récits alternatifs en marge

L’accord de coalition a cristallisé une nouvelle réalité politique : l’AfD, classée en mai dernier par le service de renseignement intérieur comme un parti d’extrême droite, continue à imposer le ton du débat migratoire. Le parti n’a pas simplement réagi aux événements de 2015, il en a réinterprété le sens, en les reconsidérant à sa manière, en les reformatant.

Les tentatives pour contrer cette narration ont peu de résultats. Les critiques accusent le nouveau gouvernement de renier ses responsabilités et de privilégier une « isolation accrue et une dissuasion calculée ».

Selon Pro Asyl, une organisation de référence en matière de défense des réfugiés en Allemagne, l’accord de coalition se « referme sur les dernières voies légales pour les persécutés » en limitant les admissions humanitaires et en suspendant le regroupement familial. Les refoulements aux frontières sont dénoncés comme une « violation flagrante des obligations en matière de droits humains et du droit européen ». Plutôt que de s’attaquer aux causes profondes ou de créer des solutions structurelles, l’accord repose sur une logique de symbolisme politique.

« Ce n’est pas la soi-disant ‘migration irrégulière’ qui divise notre société, mais les inégalités sociales anciennes et les problèmes non résolus trop longtemps ignorés », argumente le groupe.

En 2023, un collectif de 270 universitaires spécialisés en droit de la migration et de l’asile a d’ailleurs appelé à une relance des politiques d’asile fondée sur les droits humains et les principes constitutionnels. Ils prônaient des stratégies concrètes et des investissements dans l’accueil, l’intégration et les capacités locales, soulignant que de nombreuses municipalités restent prêtes et capables d’accueillir des demandeurs d’asile, un potentiel largement ignoré par le débat national.

L’influence sous-estimée de l’extrême droite

Avec la traduction du discours, des revendications et des interprétations de l’AfD dans le discours politique dominant, un nouveau consensus a remplacé la position de 2015. En substance, une stratégie basée sur la dissuasion a remplacé celle, jusque-là, encadrée par le droit international et européen.

L’idée que des politiques sociales renforcées pourraient diminuer le soutien à l’extrême droite n’est pas fausse, mais elle est limitée. Des partis comme l’AfD ne se contentent pas de réagir aux crises — ils contribuent à les façonner discursive ment. Ils fixent l’agenda, élaborent des récits, électrifient les débats et repoussent sans cesse les limites de ce qui peut être dit, souvent longtemps avant que d’autres partis ne réagissent.

L’AfD fonctionne comme un mouvement basé sur la peur. Les menaces qu’elle évoque ne doivent pas forcément être réelles — il suffit qu’elles soient narrativement efficaces. Cette instrumentalisation de la peur n’est pas propre à l’Allemagne ; elle reflète une tendance globale dans la rhétorique autoritaire sur la migration.

Par exemple, le président américain Donald Trump a justifié en début de seconde présidence des déportations massives et des sanctions légales en brandissant la menace d’une « invasion ». En Europe, un discours similaire gagne du terrain, avec le Premier ministre britannique Keir Starmer qui évoque une « île d’étrangers ». La Suède a considérablement réduit ses politiques d’asile et d’intégration, et le Danemark, gouverné par la gauche, veut appliquer une approche zéro-asile.

Ce phénomène montre à quel point l’extrême droite agit comme un catalyseur et un innovateur dans la construction des discours sur la migration, consolidant un modèle qui se répand bien au-delà de l’Allemagne.

Dominique Barthier

Dominique Barthier

Journaliste passionné par la vie publique, j'explore les rouages de la politique française depuis plus de dix ans. J’ai à cœur de rendre l'information accessible, rigoureuse et engageante pour tous les citoyens. Chez ElectionPrésidentielle.fr, je décrypte l’actualité avec une exigence constante de clarté et d’indépendance.