En Europe comme ailleurs, les droits des personnes trans sont aujourd’hui la cible de controverses politiques, de campagnes médiatiques négatives et d’un climat parfois hostile. Parallèlement, les efforts des personnes trans pour raconter leur propre récit d’émancipation rencontrent souvent peu de succès et restent incomplets. Comment peut-on appréhender l’expérience de vie des personnes trans dans toute sa richesse, en évitant de tomber dans les écueils de la pathologisation, de la victimisation ou de la mystification ?
Le témoignage d’Aria : une transition qui libère
Aria ne tergiverse pas lorsqu’on lui demande si elle est heureuse d’avoir fait son coming-out en tant que femme transgenre. La transition, affirme cette femme de 27 ans, originaire de Bruxelles, représente « la meilleure chose qui lui soit arrivée », contrairement à ce que pourraient penser certains.
Ce dévoilement à ses proches, il y a quatre ans, lui a permis de vivre sa véritable identité plus pleinement. « J’ai retrouvé le goût de vivre, pour ainsi dire », confie-t-elle. La reconnaissance de soi-même comme transgenre lui a permis de sortir d’une forme de malaise, de retrouver une liberté d’être et d’affirmer sa différence. Pour elle, il ne s’agit pas seulement d’un changement physique mais aussi d’un renouveau intérieur.
Que signifie être transgenre ?
Le terme générique « transgenre » désigne les personnes dont l’identité de genre ne correspond pas à celle qui leur a été assignée à la naissance. Bien que leur visibilité se soit accrue dans les médias et dans les institutions législatives, ces personnes restent souvent mal comprises par la majorité cisgenre — celles qui s’identifient au genre qui leur a été attribué lorsqu’elles sont nées. La confusion, les stéréotypes et les préjugés persistent, nourris par une méconnaissance profonde de la réalité vécue par ces individus.
Marion (dont le prénom a été modifié), 31 ans, assistant d’éducation en France et s’identifiant comme non-binaire, explique que « être trans » revient souvent à une remise en question du concept même de genre. « Pour moi, cela signifie ne pas comprendre le genre en soi, et surtout ne pas vouloir s’y conformer », dit-elle. Cette identité lui a permis de mieux se connaître et de retrouver un certain équilibre intérieur. « Quand j’ai compris que j’étais non-binaire, tout est devenu plus clair, cela m’a beaucoup apaisée. Cela m’a aidée à comprendre et à expliquer beaucoup d’événements de mon passé et de mon enfance, à ne plus me sentir bizarre ou anormale. »
Une caricature souvent véhiculée par les médias et la classe politique
Les médias et certains responsables politiques proposent trop souvent une image stéréotypée de l’identité transgenre. La plupart du temps, cette identité est réduite soit à une transition médicale — qui ne concerne pas tous les trans —, soit à des questions de discrimination et d’accès à la loi. L’expérience concrète de ces personnes, leur réalité intime, sont bien moins évoquées. Pourtant, certains discours populistes ou politiques, trop souvent de haine ou de déshumanisation, remettent en cause leur droit même à exister, attisant ainsi un climat de méfiance et de peur.
Une discrimination qui ne faiblit pas
Ces dernières années, une véritable campagne contre les droits des personnes trans est à l’œuvre en Europe. Le 16 avril, par exemple, la Cour Suprême du Royaume-Uni a statué que la définition juridique d’une femme devait être fondée sur le sexe biologique. Certes, la loi protégeait encore les droits des personnes trans par le biais de la Loi sur l’Égalité de 2010, mais plusieurs organisations ont souligné que cette décision pouvait avoir de graves répercussions, notamment en limitant l’accès des femmes trans aux espaces et services réservés aux femmes.
Ce verdict, salué par le gouvernement travailliste de Keir Starmer comme apportant une « clarté », demeure sujet à controverse quant à ses applications concrètes. Il constitue toutefois la suite d’une intensification de la pression menée par des groupes féministes excluant les personnes trans, tels que For Women Scotland, une organisation qui milite contre la reconnaissance légale des identités trans. La bataille judiciaire et idéologique s’inscrit dans un contexte de lutte plus large — un véritable « culture war » — qui oppose des opinions conservatrices et progressistes. Nombre de controverses publiques ont éclaté, alimentant parfois des scandales aussi bien sur la politique de santé publique concernant les jeunes trans que sur des personnalités influentes comme Elon Musk ou J.K. Rowling.
En France aussi, la question de la reconnaissance juridique des personnes trans fait face à des restrictions. En 2024, le Sénat a adopté un projet de loi visant à interdire les traitements hormonaux aux mineurs et à encadrer strictement l’usage des blockers de la puberté. Le gouvernement a exprimé son désaccord, et le sort de cette loi reste encore incertain, sa discussion étant en suspens au Parlement.
De l’autre côté de l’Atlantique, les décrets de l’administration Trump ont encore aggravé la situation en interdisant notamment la participation des personnes trans à l’armée et leur accès à certaines compétitions sportives réservées aux femmes.
Une insécurité grandissante en Europe
Les chiffres témoignent d’une tendance inquiétante : en 2023, 14 % des personnes LGBTQIA+ sondées par l’Agence de l’Union Européenne pour les Droits Fondamentaux (FRA) ont rapporté avoir été victimes d’agressions physiques ou sexuelles en raison de leur identité ou de leur orientation sexuelle dans les cinq dernières années — un pourcentage en hausse de trois points par rapport à 2019. En particulier, pour les personnes trans, ce chiffre grimpe à 20 % (contre 17 % en 2019).
En Europe, les personnes trans font face à une insécurité croissante.
Le rapport de la FRA souligne que « globalement, les résultats montrent que les personnes LGBTIQ+ continuent d’être victimes de violences motivées par la haine, de discriminations et de victimisations, malgré la protection juridique offerte par l’Union européenne ». Par ailleurs, depuis quelques années, la rhétorique haineuse s’est intensifiée, notamment de la part de groupes politiques de droite ou d’extrême droite, ce qui remet en cause les avancées dans la reconnaissance des droits des personnes trans.
Dans son rapport annuel pour 2024, ILGA, l’Association internationale des Lesbian, Gay, Bisexual, Trans et Intersexes, constate une explosion des discours haineux, souvent orchestrés par des figures publiques ou des institutions. La contradiction est frappante : si l’acceptation sociale des minorités sexuelles et de genre progresse lentement mais sûrement en Europe, l’accès aux soins, à la reconnaissance familiale ou au logement devient de plus en plus difficile pour ces populations. ILGA déplore également une augmentation des « tactiques de peur » autour de l’éducation à la sexualité, notamment par l’exploitation de l’angoisse des parents et la politisation de la question dans le but de diviser la jeunesse et de stigmatiser ces groupes.
Aria, qui vit cette atmosphère de plus en plus hostile avec inquiétude, confie que bien qu’elle ne ait pas été personnellement victime d’agressions, elle redoute une éventuelle escalade dans le futur. Pour elle, la médiatisation accrue du débat sur les droits trans, notamment sous forme de « faux » épisodes d’« épidémie trans », contribue à alimenter le climat de rejet. Elle insiste : « Il semble que, parce que c’est plus médiatisé, la transidentité soit perçue comme nouvelle, comme si beaucoup de gens étaient trans. Mais ce n’est pas vrai. » Elle insiste sur le fait que les personnes trans représentent une minorité, fragile mais légitime : « C’est une minorité qui doit exister, qui a le droit d’être là. »
Marion partage également ses inquiétudes. « Pas pour moi, mais pour mes proches ; et je pense qu’on s’inquiète souvent plus pour les autres que pour soi-même. » Elle cite comme exemple la dégradation des droits à l’avortement dans certains pays, qui la préoccupe énormément. « Mais cela semble encore loin de chez moi, dans mon cercle immédiat, je n’ai que des personnes en sécurité, et le danger ne semble pas se profiler dans ma vie quotidienne. » Pourtant, elle sent que la menace grandit : « J’ai le pressentiment que la situation empire », dit-elle, évoquant un « véritable backlash » contre les minorités de genre, et exprimant sa compassion pour celles et ceux dans des pays où la situation devient de plus en plus désastreuse. « J’espère de tout mon cœur que cela ne nous atteindra pas en France », ajoute-t-elle.
Se battre pour ses droits : une résistance collective
Malgré ces difficultés, la discrimination a aussi attisé une forme de résistance, de solidarité et d’engagement citoyen. En Hongrie, par exemple, où Viktor Orbán et son parti Fidesz font depuis longtemps de la répression des droits des minorités de genre une priorité, la mobilisation a été forte face à l’interdictions des marches Pride : plus de 100 000 personnes ont bravé l’interdiction pour manifester leur solidarité dans la plus grande marche LGBT organisée dans le pays.
Aria, qui ne peut pas descendre dans la rue en raison de son handicap, espère néanmoins que les actions de revendication continueront. De son côté, Marion demeure confiante : « Même si certains politiciens tentent de nous marginaliser ou de nous détruire, je crois qu’on peut résister. » Elle insiste sur l’importance de ne pas rester isolés : « Il faut rester soudés, ne pas laisser les autres seuls face à l’adversité. » En tant qu’enseignante-assistante dans un lycée français, elle veille à ce que ses jeunes élèves LGBTQIA+ se sentent écoutés, respectés, et dans la possibilité d’être eux-mêmes. « Il faut leur dire que ce n’est pas grave d’être différent, qu’il faut s’aimer et entourer d’autres qui les soutiennent. »
Pour Marion, ces combats ont déjà permis d’opérer des changements positifs : « Je pense que même si la visibilité médiatique reste en partie porteur d’idées transphobes, elle contribue aussi à faire évoluer la perception que les autres ont de nous. »
Les mouvements citoyens : une force individuelle et collective
Au-delà des victoires concrètes, le militantisme des LGBTQIA+ peut également être une source de pouvoir personnel. Une étude de 2023 a montré que l’engagement collectif pourrait favoriser la résilience face aux difficultés. « L’activisme peut renforcer l’affirmation de soi et le sentiment d’appartenance, » précise le rapport. « S’unir pour défendre ses droits favorise le développement d’une identité positive et augmente le bien-être psychologique. »
Pourtant, le combat pour la reconnaissance pleine et entière des minorités de genre demeure difficile. Les obstacles psychologiques, la frustration, l’anxiété ou encore les attaques personnelles font partie du quotidien de beaucoup. L’investissement dans la lutte peut aussi avoir un coût mental très élevé.
Pathologisation et autodétermination : un combat en mouvement
Les premières reconnaissances juridiques en Europe remontent à 1972, en Suède. À l’époque, la transition légale ne pouvait s’effectuer qu’après une opération de changement de sexe. Plus tard, l’une des visions qui a longtemps prédominé en matière de reconnaissance juridique des personnes trans a été celle d’une approche psychomedicale. La modification du nom ou du genre sur un état civil était souvent conditionnée à un diagnostic psychiatrique, à un traitement hormonal, voire à une chirurgie ou une stérilisation.
Malgré le consensus scientifique affirmant que la transidentité est une expression naturelle et saine de la diversité humaine, ces démarches sont encore souvent perçues comme des pathologies, voire comme un dysfonctionnement mental. Cette perception a conduit un mouvement croissant d’activistes à réclamer la dépathologisation des expériences trans, et seule une poignée de pays en Europe autorisent une véritable autodétermination du genre : Belgique, Danemark, Finlande, Irlande, Luxembourg, Malte, Portugal et Espagne. La Bulgarie et la Hongrie interdisent totalement toute modification juridique de l’état civil des personnes trans.
Ce qui est rarement évoqué dans ces débats, c’est aussi le potentiel qu’a la reconnaissance de la dignité et des droits des personnes trans pour faire évoluer positivement la société toute entière. Marion souligne : « La société a beaucoup à gagner en comprenant et incluant des personnes trans. La binarité de genre, associée à des rôles figés souvent liés au patriarcat, engendre souffrance et dysfonctionnements. Si l’on cessait de voir le genre comme une case à cocher, peut-être pourrait-on éviter que tant de gens souffrent à cause de leur identité. »
Pour elle, comprendre que le genre n’est pas une catégorie binaire signifie aussi reconnaître que personne n’est obligé de rentrer dans « l’une ou l’autre des deux cases » imposées par la société. « En fin de compte, la société y gagne quand elle devient plus inclusive et moins discriminante », conclut-elle. « Je ne souhaite pas un monde qui ne le serait pas. »
Si les récits des personnes trans se font plus nuancés depuis le début des années 2010, ils restent marqués par le poids de la souffrance — celle du corps, des blessures psychologiques, de la discrimination.
Une narration toujours retenue par autrui
Dans le discours public comme dans les médias, les débats sur les droits des personnes trans sont souvent peuplés de clichés convenus, et ces personnes ont du mal à imposer une narration qui leur appartienne, centrée sur leur vécu et leur singularité. « En 2015, plus de 96 % des personnes trans sondées disaient être insatisfaites ou très peu satisfaites de la manière dont leur vécu était représenté dans les médias », rapporte Arnaud Alessandrin, sociologue spécialiste du genre à l’Université de Bordeaux. Bien que leur visibilité ait progressé, leur voix personnelle reste souvent reléguée à un second plan, reléguant leur vécu à des récits sensationnalistes ou problématiques.
Lorsqu’on parle de transidentité dans l’espace public, ce n’est souvent qu’à travers une lentille mêlant la biographie d’une célébrité ou le récit d’un passage difficile. Ces histoires, souvent racontées par des « tiers », s’inscrivent dans une démarche de storytelling dramatique, basée sur un avant/après, une transition vu comme une épreuve ou une souffrance. Alessandrin critique ce type de narration qui privilégie le sensationnel, au détriment d’une compréhension plus fine de la réalité quotidienne des personnes trans : leur parcours scolaire, leurs relations avec l’âge ou leur vécu familial restent trop peu abordés, même si l’on observe quelques évolutions dans cette direction.
Le problème, selon lui : « l’identité trans est une histoire racontée par d’autres », et lorsque cette histoire est relayée par des personnes cisgenres, elle n’échappe pas à la subjectivité. Les termes employés, comme « le corps qui ne correspond pas », « la souffrance », ou encore « le deuil » — ne sont pas toujours ceux que les personnes trans elles-mêmes utiliseraient pour parler de leur expérience. Ces récits, souvent empreints de douleur, peuvent paradoxalement renforcer l’idée selon laquelle la transidentité serait un problème ou une anomalie à corriger.
Depuis la montée en subtilité de ces récits, leur contenu humain n’en demeure pas moins souvent marqué par la difficulté et la blessure : la souffrance psychologique, la charge médicale, ou encore la discrimination. Tous ces éléments sont légitimes, mais ils risquent aussi de faire obstacle à une lecture positive de la transition. « L’intérêt pour la discrimination et la souffrance dépasse parfois la volonté de raconter l’expérience même », souligne Alessandrin. « Or, cette narration par autrui contribue à polariser l’image des personnes trans, entre victimes ou héros, sans laisser place à la complexité. »
Julia Serano, autrice et militante transgenre, dénonce cette « mystification » qu’elle appelle la « fabulation » autour des personnes trans. Son ouvrage Whipping Girl : A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity (2020) critique une construction sociale qui entretient le « mythe » d’une transidentité mystérieuse ou exceptionnellement singulière. Selon elle, « il n’y a rien de fascinant dans la transsexualité. Pour beaucoup d’entre nous, c’est une réalité simple, tangible, quotidienne, que l’on vit de l’intérieur. » Selon Serano, faire de la transidentité une énigme artificielle ne sert qu’à renforcer la vision patriarcale de la différence : le genre assigné à la naissance étant considéré comme « naturel », tandis que l’identité trans est imaginée comme une « altérité » à cacher ou à mister.
Une compréhension renouvelée du genre et de la société
Comment faire pour privilégier une lecture positive de la transidentité, alors que les médias continuent souvent à relayer des récits de souffrance et de pathologisation ? Alessandrin insiste sur l’importance de donner la parole aux personnes trans elles-mêmes, dans toute leur diversité. « Le meilleur remède, c’est d’écouter la pluralité des voix », dit-il. « Pour comprendre la subjectivité, cette diversité d’expériences qui existe dans la communauté trans, il faut donner la parole à ceux qui la vivent au quotidien. »
