Dominique Barthier

Europe

La bonne alimentation est un bien public : leçons tirées des Pays-Bas

Oublier les messages moralisants et le jargon militant : la Volkskantine dans la ville néerlandaise d’Almere réunit tous les milieux sociaux autour d’une nourriture végétale de qualité. Partout aux Pays-Bas, plusieurs initiatives s’emploient à mettre fin à la pauvreté alimentaire, sur le principe que bien manger est un droit pour chacun. Voici ce que l’année passée à gérer la Volkskantine a appris à l’un de ses créateurs.

L’an dernier, en collaboration avec l’institut de connaissance alimentaire Flevo Campus, j’ai lancé un prototype de restaurant communautaire, la Volkskantine. Situé entre un Burger King et un KFC, au centre d’Almere, une cité néerlandaise moderne non loin d’Amsterdam, la Volkskantine constitue une nouvelle infrastructure de base destinée à rendre une nourriture de qualité accessible à un prix équivalent à celui d’un snack-bar, comme les transports publics ou le logement social. Les habitants disposaient d’un buffet bio comprenant 15 plats végétariens faits maison au choix, avec des tarifs équivalents à ceux d’un snack. Fort des enseignements tirés de ce pilote, le projet prévoit d’ouvrir deux nouveaux restaurants communautaires dans d’autres villes d’ici fin 2023, avec pour objectif ultime de garantir une offre de nourriture saine et abordable sur l’ensemble du territoire.

Le débat actuel autour de l’alimentation porte principalement sur les politiques, les chiffres et ce qui est durable ou sain; il n’est pas suffisamment relié à la nécessité d’un autre type d’économie, fondé sur le principe que bien manger est un bien public. Démocratisation économique et municipalisation, entreprises publiques à but non lucratif, ou un « conseil alimentaire » modélisé sur l’autorité de l’eau néerlandaise — autant de voies possibles pour créer un secteur alimentaire public aux Pays-Bas. Le résultat attendu est que l’alimentation saine et durable devienne le choix le plus simple et le plus abordable, favorisant une production régénératrice et restreignant les produits nuisibles par le biais de lois et de régulations. Une masse critique de mangeurs peut-elle être mobilisée pour que cela se réalise ?

Ce qui a frappé à Almere, c’est qu’un service de base facilement accessible, proposant des repas sains et abordables, suscite l’empathie aussi bien à gauche qu’à droite. Même le fait que l’ensemble du menu soit végétal n’a guère donné lieu à des discussions. (Il faut dire que le terme « végétal » n’apparaissait nulle part.) Plutôt qu’un menu abstrait truffé d’un vocabulaire militant, le buffet s’est présenté comme une offre culinaire accueillante. Le public allait des clients réguliers avec des bandanas colorés attachés à leurs sacs à dos, des seniors percevant une retraite étatique, des familles avec de jeunes enfants, des adolescents tout juste sortis de la salle de sport, à des acheteurs. Les conversations à la caisse résonnaient autour du besoin commun de disposer d’options saines et abordables, et exprimaient l’étonnement que ce service aussi élémentaire n’ait pas été mis en place plus tôt.

Broken food system

Tandis que le secteur public garantit un accès égal à d’autres besoins fondamentaux — eau, éducation, transport — ce que nous mangeons et la manière dont nous le faisons dépendent largement d’un petit nombre de grandes entreprises privées et de sociétés de négoce. Cet agro-industrial complexe est porté par la logique de maximisation du profit, et cela est facilité par des accords commerciaux internationaux et des politiques nationales et internationales.

Un tournant collectif vers une alimentation saine et durable ne se produira pas en moralisant les choix alimentaires, ni en donnant aux agriculteurs un visage ou en racontant une histoire autour des légumes.

Les subventions agricoles et d’autres fonds publics sont siphonnés par les sélectionneurs de semences, les spéculateurs fonciers, les producteurs d’engrais et de pesticides, et les entreprises d’alimentation animale, dont certains figurent parmi les plus riches et les plus polluants du monde. Les quartiers pauvres offrent des propositions alimentaires moins saines que les quartiers riches. La publicité alimentaire est composée à 80 % de produits qui échappent à l’« Wheel of Five » — l’éventail des choix alimentaires sains défini par le gouvernement néerlandais. Le biologique est plus cher que l’alimentation issue d’une production intensive. Un demi-litre de boisson énergisante est moins cher qu’un verre de jus d’orange frais. Il est financièrement difficile pour les personnes les plus modestes de mener une vie saine — sans parler d’une vie durable. De plus, les personnes qui vivent au jour le jour ont peu de capacité mentale pour prendre des décisions à long terme ou pour s’intéresser aux problèmes mondiaux.

Un basculement collectif vers une alimentation saine et durable ne se produira donc pas en moralisant les choix alimentaires, en donnant aux agriculteurs un visage ou en racontant une histoire autour des légumes, ou en fixant des prix équitables qui prennent en compte les « externalités » nuisibles. Ces tactiques déportent injustement la responsabilité sur les consommateurs, mais plus encore, elles s’avèrent inefficaces. Les consommateurs peuvent choisir d’arrêter de manger de la viande ou de commencer à cultiver leurs propres légumes, mais tant que l’industrie alimentaire est conçue pour servir des intérêts privés, le climat, la santé publique et l’égalité resteront secondaires.

Pour cette raison, la réforme du système alimentaire doit commencer par reconnaître que la bonne nourriture est un bien public. Là où « bon » renvoie à la santé des personnes et de la planète, et où « bien public » signifie que personne ne peut être exclu de la consommation faute de pouvoir payer. La santé, le climat et l’équité ne sont pas envisagés séparément dans ce scénario, contrairement au modèle privé du marché alimentaire.

La Volkskantine est fondamentalement différente des services existants : la banque alimentaire est une structure d’urgence destinée à soulager des crises aiguës; les repas sociaux dans les centres communautaires s’attachent principalement à la participation; les politiques privilégient la sensibilisation, et les programmes de mode de vie individualisent la responsabilité. Les restaurants communautaires en tant que service de base partent du principe que la santé et la durabilité ne dérivent pas de choix liés au mode de vie, mais de la manière dont nous fonctionnons en société.

Politicising broccoli

Cette approche résonne avec le débat politique en cours et les conversations que l’on surprend dans la rue. Des récits accablants sur des enfants qui vont à l’école sans petit-déjeuner et des banques alimentaires qui peinent à faire face à la demande suscitent une indignation répandue aux Pays-Bas. Lors d’une conférence et dans son livre Beledigende Broccoli (« Brocoli offensant »), Tim ’S Jongers’ illustre le décalage entre des politiques sociales bien intentionnées et leur mise en œuvre. Un coach de mode de vie dans les écoles peut tenter de convaincre les enfants de mieux s’alimenter. Mais dans un quartier défavorisé, un choix sain est souvent hors de portée. Au cours de l’année écoulée, le « cas brocoli » a déclenché un appel au réveil clair chez les professionnels quant à leurs positions et leurs approches. Non seulement les politiques doivent devenir humaines, mais elles doivent aussi se fonder sur l’expérience vécue des habitants.

La Volkskantine est un lieu public où différents groupes sociaux se rencontrent sous le même toit. Tout comme la bibliothèque, où l’on peut emprunter Dostoevsky ou une revue de football.

Pour politiser davantage cet élan et se rapprocher d’un secteur alimentaire public, les forces progressistes devraient accorder moins d’attention à des politiques technocratiques et à des choix individuels, et davantage aux besoins matériels des personnes. Entrez la Volkskantine. Cette installation de base qui rend un repas nutritif accessible à tous représente une approche à l’échelle de la société, qui contribue à accroître les moyens de subsistance et la justice alimentaire. Il est important de noter que la Volkskantine est un lieu public où se croisent différents groupes sociaux sous un même toit. Tout comme la bibliothèque, où l’on peut emprunter Dostoevski ou une revue de football, obtenir de l’aide pour sa déclaration d’impôts, ou suivre des cours de langue.

À Rotterdam, il existe un atelier public de cuisine appelé Mealprep Café, une cuisine professionnelle où des personnes locales à petit budget peuvent passer trois heures à préparer un menu hebdomadaire sain, sous la supervision de chefs locaux. Ainsi, le savoir-faire culinaire ne devient pas une barrière intimidante mais produit des bénéfices immédiats et, pour 15 euros, chacun repart avec cinq repas du soir à emporter pour nourrir un foyer de cinq personnes pendant une semaine.

Comment les prix de l’encas de la Volkskantine et du Mealprep Café seront-ils financés, si la facture totale n’est pas répercutée sur le consommateur ? Actuellement, par une approche fragmentaire : au volume, par le retour social sur investissement des entreprises, par une compensation pour l’accompagnement de certains employés vers l’emploi, par une surtaxe volontaire pour ceux qui peuvent payer un peu plus, et par des fonds et des dons.

La coordination entre les initiatives progressistes est essentielle pour les prochaines étapes menant à un secteur alimentaire public. Par exemple, des initiatives citoyennes qui acquièrent des terrains pour les mettre à disposition à valeur d’usage auprès d’agriculteurs régénérateurs, comme la ferme-école Slangenburg à Doetinchem, où des légumes gratuits pour 250 familles vulnérables sont cultivés toute l’année, sur le principe de « l’Agriculture soutenue par la communauté » (CSA). À l’inverse du système « CSA », où un groupe de citoyens aisés soutient collectivement une ferme, l’agriculteur devient ici un producteur social. Par ailleurs, des supermarchés coopératifs – détenus collectivement par des milliers de membres – se développent dans plusieurs villes néerlandaises, s’inspirant de La Louve à Paris et de Park Slope à New York. Chaque mois, chaque participant travaille quatre heures bénévolement dans le supermarché, ce qui élimine les coûts de personnel et rend les produits en moyenne 30 % moins chers. En résumé, le mouvement est là.

Dominique Barthier

Dominique Barthier

Journaliste passionné par la vie publique, j'explore les rouages de la politique française depuis plus de dix ans. J’ai à cœur de rendre l'information accessible, rigoureuse et engageante pour tous les citoyens. Chez ElectionPrésidentielle.fr, je décrypte l’actualité avec une exigence constante de clarté et d’indépendance.