Dominique Barthier

Europe

La politique des pesticides en Europe : empêcher le retour des substances interdites

L’interdiction des pesticides dangereux constitue l’une des victoires les plus importantes pour la santé et l’environnement en Europe ces dernières années. Or, comme le démontrent les efforts visant à réautoriser les néonicotinoïdes en France, il existe un réel risque que des substances restreintes refassent surface. L’industrie agrochimique poursuit la quête de productivité à tout prix, et le pouvoir de l’UE à faire respecter des limites s’amenuise, ouvrant potentiellement la voie à de nouvelles déréglementations.

Autrefois, on pensait que la seule chose qui pouvait faire cesser une manifestation française était les grandes vacances. Mais cette année, les Français se sont mobilisés—du moins en ligne—et leur persévérance a été récompensée.

Pour des semaines entières, des citoyennes et citoyens se sont mobilisés contre une disposition de la « Loi Duplomb », destinée à réautoriser l’acétamipride, un pesticide néonicotinoïde interdit depuis longtemps pour ses effets présumés néfastes sur les pollinisateurs et sur la santé humaine. Cette loi, présentée comme un moyen de simplifier les règles pour les agriculteurs, aurait rouvert la porte à l’utilisation de l’acétamipride. Une initiative citoyenne contre le projet a recueilli plus de deux millions de signatures, faisant de l’une des pétitions environnementales les mieux soutenues de l’histoire récente de la France. En réponse à la levée de boucliers, la cour constitutionnelle française a décidé en août d’écarter l’article controversé de la loi.

Néanmoins, la Loi Duplomb marque un précédent dangereux : un recul des politiques environnementales. Au niveau européen, les piliers clés du Pacte vert pour l’Europe ont été dilués, retardés ou abandonnés au cours de l’année écoulée. Parallèlement, des gouvernements nationaux poursuivent leurs propres programmes de déréglementation au nom de réformes pragmatiques qui, en réalité, ne servent que les intérêts de la grande agro-industrie.

Cette évolution s’accompagne d’un bouleversement des équilibres de pouvoir. Le cadre financier pluriannuel (CFP) proposé récemment par l’UE offrirait davantage de souplesse aux États membres dans l’utilisation des fonds – y compris dans l’agriculture. Bien présenté comme une réponse aux urgences et à l’inflation, ce mouvement réduit la capacité de Bruxelles à faire respecter des conditions environnementales, affaiblissant des mécanismes de reddition de comptes déjà fragiles.

Pourtant, l’histoire n’est pas qu’un retrait. Des associations environnementales, de petits agriculteurs et la société civile résistent de manière stratégique. Partout en Europe, l’avenir de l’agriculture est en jeu. Alors, qui façonne cet avenir et selon quelles conditions ?

De l’ambition au recul

Quand le Pacte vert pour l’Europe a été lancé en 2019, il marquait une avancée audacieuse vers la durabilité environnementale à travers tous les secteurs, et en particulier l’agriculture. Des initiatives phares comme la stratégie « De la ferme à l’assiette », le Règlement sur l’utilisation durable (SUR) et la Loi de restauration de la nature (NRL) promettaient des objectifs contraignants pour transformer les systèmes alimentaires, réduire l’usage des pesticides et restaurer la biodiversité.

Mais cinq ans plus tard, le climat politique a radicalement changé. Alors que les élections européennes approchent, la Commission européenne a déclaré une pause stratégique sur les règles du Green Deal au début de 2024. Cela a mis de côté ou retardé plusieurs propositions, dont une directive sur la santé des sols et des règles sur le gaspillage alimentaire, tout en promettant une « simplification » des règles de conformité à la Politique Agricole Commune (PAC). D’importants syndicats agricoles, dont la FNSEA — le plus grand syndicat agricole en France — ont salué cette mesure comme une victoire du « bon sens ». Dans le cadre de la campagne électorale, les politiques environnementales ont été de plus en plus présentées comme une surpuissance des élites et une menace pour les moyens de subsistance des « agriculteurs ordinaires ». Cette rhétorique publique est devenue un atout politique pour les partis de droite, en particulier dans les zones rurales.

Or, en 2025, une grande partie de l’ambition du Pacte Vert s’est effondrée. Le SUR, qui aurait dû imposer une réduction légalement contraignante de 50 % de l’usage des pesticides, a été rejeté par le Parlement européen après une campagne de lobbying incessante. Aux côtés de Copa-Cogeca, la puissante structure porte-drapeau représentant les agriculteurs et coopératives européens, ainsi que les grands groupes agrochimiques, ils ont soutenu que la régulation mettait en péril les rendements, les moyens de subsistance des agriculteurs et remettait en cause la souveraineté alimentaire européenne.

Lorsque le sujet est arrivé à la Commission, le SUR avait déjà été affaibli, et s’il avait été adopté, il aurait été largement inefficace faute de règles obligatoires propres à chaque culture et d’un cadre juridiquement contraignant. Il a été officiellement retiré par la Commission au début de 2024, poussant les organisations environnementales à parler d’un effondrement symbolique du socle réglementaire du Green Deal.

D’un autre côté, la Loi de restauration de la nature a survécu, mais de justesse. Adoptée dans une version affaiblie en février 2024, la loi a perdu de sa mordant lors des négociations entre la Commission, le Conseil de l’UE et le Parlement européen. Plusieurs objectifs de restauration, notamment en ce qui concerne les tourbières et la biodiversité des terres agricoles, sont devenus conditionnels ou vagues. Les terres agricoles ont obtenu des marges de manœuvre importantes, en partie grâce à la pression des États membres alignés sur les intérêts de l’agriculture industrielle.

Au cours des deux dernières années, des protestations d’agriculteurs ont éclaté à travers l’Europe, alimentées par la pression économique, l’accord Mercosur, la baisse des revenus et un sentiment de délaissement institutionnel. En réaction, les politiciens ont cherché à « simplifier » les règles, présentant les politiques vertes comme un luxe en période de crise. Cette rhétorique de crise est devenue une constante à droite depuis le début de la guerre en Ukraine. À la suite de l’invasion russe, l’idée de souveraineté alimentaire a été invoquée de manière stratégique — non pour renforcer les systèmes alimentaires locaux, mais pour justifier un relâchement des normes environnementales et imposer des mesures protectionnistes commerciales. Ce tournant a permis aux gouvernements nationaux de détourner l’attention des problèmes structurels du modèle agroalimentaire en pointant du doigt Bruxelles.

À présent, la réforme récemment proposée du CFP donne davantage de flexibilité aux États membres pour allouer les fonds dans le cadre de la PAC. Présentée comme une réponse à l’inflation et à la crise, cette réforme affaiblit aussi le levier dont dispose la Commission pour faire respecter les conditions environnementales. Les critiques avertissent que cela pourrait aboutir à un patchwork rural fragmenté, où certains pays avanceraient avec l’agroécologie tandis que d’autres s’en tiendraient à des modèles industriels à forte intensité. Autrement dit, en affaiblissant sa propre capacité de mise en œuvre et en laissant les gouvernements nationaux prendre le lead, l’UE ouvre la porte à une déréglementation présentée comme de la pragmatique.

La nouvelle révision proposée du CFP pourrait créer un patchwork rural fragmenté, où certains États avanceraient avec l’agroécologie tandis que d’autres se retrouveraient dans des modèles industriels à haut niveau d’intrants.

Les appels en faveur d’une déréglementation proviennent de plusieurs fronts. Au début 2024, des agriculteurs espagnols ont manifesté contre les interdictions de pesticides de l’UE qu’ils estiment mettre en péril les rendements de la culture du riz destiné à la paella. Par ailleurs, des États membres de l’UE comme l’Italie, la République tchèque, la Hongrie, la Lituanie, la Pologne, le Portugal et la Roumanie ont appelé à la réintroduction des pesticides interdits à l’été 2025. Mais, dans l’ensemble, la tentative de déréglementation la plus ambitieuse à ce jour émane de la France et de sa Loi Duplomb.

L’arrivée de Duplomb

Au début de 2024, le sénateur français Laurent Duplomb a présenté un texte promettant de « simplifier les procédures administratives » pour les agriculteurs. Officiellement intitulé « Loi de simplification et de réduction des réglementations applicables aux collectivités locales et aux entreprises », ce qu’on a surnommé la Loi Duplomb est rapidement devenu un point de rupture dans le débat agricole et environnemental en France.

Le texte disait vouloir alléger les charges administratives et redonner une dignité à l’agriculture. Or, derrière le vernis de la simplification, les critiques ont vu une manœuvre stratégique visant à démanteler les garde-fous environnementaux. Bien que la Cour constitutionnelle française ait finalement censuré un article autorisant la réautorisation de pesticides interdits, y compris l’acétamipride, sa présence même a signaling une volonté de tester les limites.

Pour le directeur de Générations Futures, une ONG française majeure qui milite contre l’usage des pesticides et pour une agriculture durable, le calendrier de la Loi Duplomb n’est pas un hasard : « L’effondrement du SUR et l’échec du Farm to Fork ont laissé un vide. Des lois comme Duplomb s’empresseraient de le combler. » François Veillerette prévient que même lorsqu’elle est censurée, le risque de retour de substances interdites demeure réel. « La volonté politique est toujours là. La stratégie se déplace simplement. »

Entre-temps, l’industrie des pesticides œuvre discrètement à s’adapter (et à prospérer). L’une des voies possibles pour le retour d’anciens pesticides est leur reclassification en biocides. Cela permet à certaines substances interdites pour l’agriculture de continuer à circuler dans des cadres domestiques, industriels ou publics, où la régulation est moins stricte. Par exemple, l’acétamipride se retrouve dans des produits ménagers courants, comme des insecticides d’usage domestique. D’autres substances incluent le propiconazole, utilisé pour protéger le bois des insectes, ou le clothianidine, le thiaméthoxam et l’imidaclopride, employés comme des insecticides industriels. De plus, certains pesticides comme Fastac, interdits en France en 2020, continuent d’être fabriqués sous des certifications industrielles et ensuite exportés à l’étranger.

La filière des pesticides elle-même s’est secrètement attelée à s’adapter (et à prospérer).

Veillerette affirme que Générations Futures se prépare à contester ces cas un par un afin d’empêcher l’industrie des pesticides de trouver des moyens de les réautoriser pour un usage agricole. « Il n’est pas logique d’interdire une molécule sur les champs et d’autoriser sa présence ailleurs. Cette échappatoire mine à la fois la santé publique et la crédibilité des réglementations. »

Autre détail souvent passé sous silence : la possibilité d’un mécanisme accéléré dans le texte initial de Duplomb, qui aurait permis des dérogations ministérielles pour les néonicotinoïdes — incluant l’acétamipride et possiblement le flupyradifurone — avec des contraintes explicites sur le mode ou la durée d’utilisation. Bien que cette disposition n’ait pas été retenue dans le texte final, les associations environnementales restent préoccupées par le risque que de telles ficelles procédurales réapparaissent dans de futurs projets. L’inquiétude ne porte pas seulement sur les substances elles-mêmes, mais sur un virage plus global de la philosophie réglementaire. « Nous remplaçons les principes de précaution par une logique d’efficacité de production à tout prix — même lorsque la santé humaine ou l’environnement est en jeu », déclare Veillerette.

Selon Kristine de Schamphelere, responsable politique agriculture au Pesticide Action Network, la même stratégie se déploie au niveau européen. « Un récit TINA (There Is No Alternative) similaire est bel et bien en cours depuis quelques années, cherchant à pousser l’UE et les gouvernements nationaux à ne pas mettre en œuvre le droit de l’UE sur les pesticides, en jouant sur la peur de la sécurité alimentaire. »

En présentant la réglementation environnementale comme excessive ou anti-agriculteurs, la Loi Duplomb a déjà remporté des soutiens rhétoriques avant même que ses articles ne soient discutés. Or, comme l’ont souligné les critiques, ce sont loin d’être les petits producteurs qui en bénéficieraient. Un porte-parole de la Confédération paysanne — un syndicat agricole français plaidant pour une agriculture locale, durable et socialement juste — a confié au Green European Journal que le syndicat soutient la simplification administrative. Toutefois, Thomas Gibert ajoute aussi que « la déréglementation des normes sociales et environnementales ne fonctionne pas pour les petits agriculteurs. Nous avons besoin de ces normes pour nous protéger, nous et nos citoyens. »

Selon Gibert, la Loi Duplomb risque d’accentuer les inégalités structurelles dans le secteur agricole. Il affirme que la France s’achemine vers « le développement d’un système agricole qui écrasera les petits exploitants, toujours au profit d’une agriculture dominée par les grandes entreprises ». Pour aider véritablement les petits exploitants, Gibert estime qu’il serait préférable de simplifier les paiements de la PAC. « Il ne faut pas oublier que ce qu’il faut vraiment, ce sont des moyens de subsistance équitables pour nos agriculteurs. C’est la seule façon pour que nos petits paysans gagnent correctement leur vie, en rémunérant équitablement leurs produits », ajoute-t-il. « Des prix minimums, comme promis par Macron, sont ce dont nos agriculteurs ont besoin. Toutes les autres propositions restent sans réelle substance. »

Lobbying et Résistance

Depuis la perte de sa majorité absolue au parlement, le gouvernement d’Emmanuel Macron a dû s’appuyer sur le soutien de Les Républicains, le parti conservateur dont est issu le sénateur Duplomb. L’aile droite a utilisé ce levier pour orienter la politique rurale et agricole selon ses priorités. Par ailleurs, l’alliance fragile entre le gouvernement et le puissant FNSEA a encore brouillé les lignes entre intérêt général et influence des entreprises.

Ces dernières années, Macron a multiplié les concessions au lobby agricole pour tenter d’apaiser la frustration rurale. Prenez l’exemple des 55 millions d’euros détournés du secteur bio vers les jeunes agriculteurs, sans consultation des personnes concernées (même si le secteur biologique compte aussi des jeunes). Cependant, ces concessions n’ont fait que donner davantage de légitimité à l’extrême droite. De plus, elles n’ont pas apporté de stabilité à la France, un pays qui a vu passer cinq Premiers ministres démissionner ou être écartés en trois ans.

Mais même si les grands lobbies nationaux et internationaux appellent à la déréglementation sous couvert d’un « allègement des charges pour les agriculteurs » — présentant systématiquement les réformes vertes comme irréalistes économiquement ou naïves politiquement — le public, les tribunaux et la communauté scientifique restent fermement opposés à la réintroduction des pesticides interdits. Selon une enquête de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), la conscience des systèmes de sécurité alimentaire de l’UE a progressé de 6 % depuis 2022, et 67 % des Européens considèrent désormais les pesticides parmi leurs préoccupations majeures en matière de sécurité alimentaire.

Bien que les lobbies nationaux et internationaux appellent à la déréglementation, le public, les tribunaux et la communauté scientifique restent fermement opposés à la réintroduction des pesticides interdits.

Ces sentiments ont culminé avec une pétition de deux millions de signatures lancée par la jeune étudiante Éléonore Pattery. Ce qui avait commencé comme une initiative citoyenne locale s’est rapidement transformé en un vaste mouvement civique: des ONG comme Générations Futures, France Nature Environnement et PAN Europe ont apporté leur soutien organisationnel, tandis que des figures comme l’activiste Camille Étienne, la YouTubeuse Jujufitcats et le mannequin Charlotte Lemay ont amplifié sa portée sur les réseaux sociaux. Finalement, la pétition et l’indignation publique ont pesé dans la balance et influencé la Loi Duplomb.

Avec ou sans Duplomb

Dans l’Union européenne, les programmes de déréglementation dominent désormais l’élaboration des politiques. Des textes nationaux comme Duplomb jusqu’au recul stratégique de l’UE face à son ambition environnementale, la trajectoire est limpide: les protections environnementales sont présentées comme des obstacles à la productivité, et la « simplification » devient de plus en plus synonyme de dérèglementation.

La proposition de juillet 2025 pour le prochain cadre financier pluriannuel (CFP) ne fait que renforcer ces inquiétudes. Avec des coupes de plus de 20 % dans la PAC et de nouveaux mécanismes donnant aux États membres une plus grande marge de manœuvre dans l’allocation des fonds, Bruxelles se désengage des outils qui faisaient respecter les conditions environnementales. Les critiques avertissent que cela pourrait engendrer un paysage rural fragmenté, où certains États avancent avec l’agroécologie et d’autres retombent dans des modèles industriels à haute intensité. En somme, en affaiblissant sa capacité d’application et en laissant les gouvernements nationaux prendre l’initiative, l’UE s’ouvre à une déréglementation présentée comme pragmatique.

Dominique Barthier

Dominique Barthier

Journaliste passionné par la vie publique, j'explore les rouages de la politique française depuis plus de dix ans. J’ai à cœur de rendre l'information accessible, rigoureuse et engageante pour tous les citoyens. Chez ElectionPrésidentielle.fr, je décrypte l’actualité avec une exigence constante de clarté et d’indépendance.