Dominique Barthier

Europe

Le Green New Deal : une victoire amère ou une défaite douce pour la planète ?

Les développements des dernières années, qu’il s’agisse des politiques climatiques de l’Union européenne ou de la loi sur la réduction de l’inflation adoptée par Joe Biden, témoignent de l’influence de l’agenda du Green New Deal, même si nombre de ses propositions initiales ont été atténuées. Aujourd’hui, alors que l’action climatique se trouve mêlée à la lutte pour la suprématie géopolitique et menacée par la contre-révolution MAGA, les écologistes et progressistes peuvent-ils reprendre l’initiative ?

Au début de son second mandat, le président américain Donald Trump a explicitement ordonné la fin du Green New Deal. Ce slogan, qui avait été au centre de la politique progressiste et écologiste pendant cinq ans, a été discrédité comme étant « ridicule » et « inutile ». Vue à travers le prisme du déni climatique promu par la nouvelle administration américaine, le Green New Deal est devenu le symbole de tout ce que l’administration cherche à démanteler.

Ce paradoxe, comme l’ont souligné Frida Garza et Kate Yode, réside dans le fait que la déclaration de guerre de Trump au Green New Deal intervient contre un ennemi qui n’existe pas réellement. L’administration Biden n’a pas adopté de législation portante explicitement le nom de Green New Deal, bien qu’elle ait élaboré la loi sur la réduction de l’inflation (IRA), un ensemble ambitieux de mesures inspirées des propositions du Green New Deal, soutenu et porté par les mouvements écologistes américains, et défendu par la gauche du Parti démocrate. C’est précisément l’IRA que l’ordonnance exécutive de Trump a suspendue.

Bien que cette dernière constitue le package le plus avancé jamais proposé par l’administration Biden, elle reste très éloignée du programme initial du Green New Deal, lorsque le nom est devenu à la mode à la fin 2018. Au fil de 2023 et 2024, les écologistes cherchant un changement radical sont devenus plus ambivalents vis-à-vis du Green New Deal. Si la démarche a permis des avancées historiques, elle a également présenté ses limites.

Ce processus pourrait s’apparenter à ce que Gramsci désignait comme une « révolution passive », où seul le passage du temps dira si, dans le mouvement écologique, nous avons perdu en gagnant ou gagné en perdant. Nombre de nos revendications et de nos arguments ont été intégrés par les gouvernements occidentaux dans leurs agendas législatifs. Certains ont déjà amorcé des changements concrets, avec peu de précédents, mais cela s’est fait au prix de réduire l’ambition initiale et d’atténuer les aspects plus transformatifs du projet.

Sous l’ombre du mouvement MAGA de Trump, le Green New Deal peut probablement être perçu davantage comme une défaite positive que comme une victoire défectueuse. La défaite reste utile, car elle n’est pas sans capacité de réaction. Le simple fait que Trump ait déclaré la guerre à ce qui n’était qu’une mise en scène de ce que le Green New Deal pourrait devenir prouve à quel point cette idée demeure politiquement puissante. Par ailleurs, plusieurs propositions-clés du Green New Deal perdurent dans la nouvelle compétition pour la compétitivité industrielle entre blocs commerciaux, comme l’insistance que la « rapport Draghi » accorde à l’électrification globale de l’Europe.

Le simple fait que Trump ait déclaré la guerre à ce qui n’était qu’une mise en scène de ce que le Green New Deal pourrait devenir prouve à quel point cette idée demeure politiquement puissante.

En résumé, il apparaît que la classe politique européenne doit intégrer certains éléments du Green New Deal pour continuer à préserver son pouvoir. Cela offre une opportunité à l’écologisme et à la gauche d’orienter le processus vers une transition à la fois juste et ambitieuse.

Ce que l’on ignore encore, c’est si la signification originelle du Green New Deal pourra survivre dans le monde actuel. Peut-être que l’écologisme de la seconde moitié des années 2020 devra trouver une nouvelle formule pour fédérer son enthousiasme collectif, voire un nouveau nom pour mobiliser les forces lors des luttes politiques à venir. Sur le fond, nous sommes peut-être à un point de bascule, mais la direction stratégique générale que le Green New Deal indiquait reste la bonne : une alliance entre écologisme, prospérité et redistribution via un retour accru de l’État, afin de rendre la transition écologique rapide, juste et désirable.

Concernant nos programmes et nos idées, l’impasse actuelle constitue un tournant politique. Elle nous oblige à ajuster tactiquement notre posture pour actualiser l’esprit du Green New Deal dans un contexte bien plus hostile.

Le post-neolibéralisme placé au centre de la question climatique

Selon Thomas Meaney, la narration du Green New Deal, d’un point de vue rhétorique, est une réussite véritable. Moins de quinze ans après sa popularisation dans certains milieux d’opinion et rapports de think tanks britanniques et américains, l’opinion publique de toute la gauche occidentale l’a largement adopté.

Dans son essence, le Green New Deal apparaît comme un ensemble de propositions visant à rassembler diverses thématiques politiques, sous l’égide d’un État fort souhaitant intervenir économiquement pour accélérer la transition vers une société décarbonée, tout en plaçant la justice sociale au centre. Autrement dit, la transition écologique doit toujours s’accompagner d’un processus de redistribution des richesses, afin de surmonter les effets sociaux les plus nuisibles de l’ère néolibérale.

Le Green New Deal s’est nourri intellectuellement d’un écologisme revitalisé par l’impact croissant du changement climatique, le choc suite au premier mandat de Trump, ainsi que d’un courant critique envers la mondialisation néolibérale, plaidant pour un rôle accru de l’État dans le développement économique et la politique industrielle, entre autres. Cette théorie économique, née du néo-keynésianisme destiné à répondre à la crise bancaire de 2008, a rejoint les protestations climatiques de 2019 (qui ont obtenu un résultat notable aux élections européennes cette année-là, avec la victoire des Verts) et l’alarme scientifique grandissante face à l’aggravation de la crise climatique, ainsi que la révolution technologique dans les énergies renouvelables après l’Accord de Paris, pour donner naissance au Green New Deal.

Depuis lors, l’idée du Green New Deal a été contestée par diverses sensibilités idéologiques, allant du centrismo libéral sensible aux impacts climatiques, à l’éco-socialisme pragmatique, jusqu’à l’anti-capitalisme.

Le Green New Deal en Espagne

L’idée d’une transition écologique associée à la justice sociale n’était pas nouvelle en Espagne, où des propositions similaires existaient dès les années 1990, aussi bien dans l’écologisme que dans les courants post-communistes ou dans les premiers rapports sur « 100% renouvelables » de Greenpeace. Même le parti politique de gauche Podemos a présenté en 2015 un plan d’investissement massif dans les énergies renouvelables, conçu par l’économiste américain Robert Pollin, un des moteurs idéologiques du Green New Deal. Mais si l’on en croit la brève histoire du Green New Deal en Espagne, une idée ne peut réussir politiquement que si elle est non seulement attractive, mais aussi portée par « un moment ». Et ce moment favorable est survenu lors de la vague écologiste de 2019.

C’est le PSOE, parti traditionnel de centre-gauche, qui a compris le mieux cette vague verte à venir. En juin 2018, après être parvenu au pouvoir par la première motion de censure réussie de l’histoire du pays, Pedro Sánchez a nommé Teresa Ribera au poste de Ministre de la Transition écologique. Cette nomination ne représentait pas seulement un changement de nom, car l’ancienne Ministerio del Medio Ambiente a désormais contrôlé des domaines tels que l’énergie. À cette période, des militants du collectif Contra el diluvio (« Contre le déluge ») ont introduit la proposition du Green New Deal dans les mouvements écologistes espagnols, traditionnellement marqués par une tradition libertaire, peu intéressés par le pouvoir, opposés à la consommation de masse, et très méfiants envers les énergies renouvelables.

Pour qu’une idée ait du succès politique, elle ne doit pas seulement être attractive, elle doit aussi bénéficier « d’un moment ».

Un an plus tard, le PSOE incluait un Green New Deal dans son programme, sans en faire le centre. Pendant ce temps, à gauche du PSOE, l’idée d’un Green New Deal espagnol a influencé la création de deux nouveaux espaces politiques : Más Madrid, avec une présence régionale notable, et Más País. Ce dernier a participé à des élections en alliance avec le parti écologiste Equo, en faisant du « juste passage » vers un Green New Deal la pièce maitresse de son programme.

2019-2022 : La mise en réseau du Green New Deal

Si nous n’avons pas joué un rôle direct dans son succès, qui doit beaucoup à la mobilisation de masse pour le climat, l’idée d’une transition énergétique est devenue le terrain politique principal en 2019. En Espagne, des administrations diverses ont décrété l’état d’urgence climatique : des conseils municipaux aussi importants que celui de Barcelone, ainsi que le gouvernement espagnol, dont le ministère de la Transition écologique et du Défi démographique a pris cette initiative en 2020.

Cependant, la grande innovation du Green New Deal en 2019 réside dans la façon dont il a inspiré la stratégie européenne de développement économique et technologique sur trente ans, qui s’est concrétisée dans l’adoption du Pacte vert européen. Ceci s’est renforcé par plusieurs tournants politiques, certains voulus, d’autres imprévus, comme la pandémie de Covid-19, le regain d’impulsion chinoise sur le climat, la fin du déni climatique incarnée par l’administration Trump, ou encore l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022.

Bien que la pandémie ait stoppé brutalement les mobilisations climatiques de l’année précédente, elle a aussi scellé la fin théorique du néolibéralisme. Elle a mis à l’épreuve la fragilité de nos économies et de nos systèmes de santé après quarante ans de délocalisations et une décennie d’austérité sociopathe. Le résultat en a été le passage du discours à l’action : le retour de l’État, à la fois au niveau national et européen, comme en témoigne la mise en œuvre du fonds NextGenerationEU, avec des investissements massifs dans la transition écologique.

Bien que la pandémie ait arrêté brutalement les mobilisations climatiques de l’année précédente, elle a aussi scellé la fin théorique du néolibéralisme.

En septembre de la même année, à la surprise générale, Xi Jinping annonçait à l’Assemblée générale de l’ONU que la Chine visait la neutralité carbone en 2060 et la peak émission en 2030 – un engagement insuffisant mais crucial pour garantir un avenir climatique sûr pour l’humanité. Il s’est avéré que cette annonce n’était pas un simple leurre rhétorique : en 2022, la Chine investissait déjà 70 % de plus dans sa transition énergétique que l’Union européenne et les États-Unis réunis, malgré un PIB comparable à celui de ces deux zones réunies.

La victoire de Biden sur Trump à la fin 2020 marqua la fin de la première administration clairement déniatrice du changement climatique aux États-Unis. Avec ses succès et ses échecs – notamment ses dérapages comme l’ouverture de nouveaux puits de pétrole en Alaska ou la concession de nouveaux gazoducs –, la politique dite de Biden, ou « Bidenomics », a été, dans une certaine mesure, influencée par l’agenda économique du Green New Deal mis en avant par la gauche démocrate avec Alexandria Ocasio-Cortez ou Bernie Sanders. Ceux qui ont suivi la politique américaine ne peuvent manquer de voir le fil conducteur qui relie le Green New Deal de Sanders, la proposition Build Back Better de Biden, et la loi sur la réduction de l’inflation adoptée par le Congrès à l’été 2022. Bien que s’éloignant des idées de Sanders, l’IRA demeure le outil de politique industrielle verte le plus ambitieux de l’histoire américaine.

Enfin, la violation de l’ordre international par la Russie avec son invasion de l’Ukraine en février 2022 a enseigné à l’Europe, encore fortement dépendante du gaz russe, que la décarbonation n’était plus seulement une question environnementale ou économique, mais aussi une question de sécurité existentielle.

La démocratie sociale en temps de guerre

La guerre de la Russie contre l’Ukraine a replongé l’écologisme et la gauche dans un schéma historique difficile à accepter pour nos traditions démocratiques, pacifistes et multilatéralistes : la motivation la plus forte pour l’activité industrielle et la coordination a toujours été militaire, à travers l’histoire. La Première Guerre mondiale a démontré plus efficacement que des décennies de théories la nécessité d’une planification économique. La Seconde Guerre mondiale a permis de mettre fin à la crise et à la stagnation économique aux États-Unis plus rapidement que ne l’avait laissé prévoir le New Deal. Rien ne motive davantage la coopération économique que la nécessité de gagner une guerre ; il n’y a pas de meilleur catalyseur.

La sécurité nationale et la suprématie géopolitique sont les raisons ultimes, l’« ultime ratione » pour les États, leur dernier atout pour dépasser leurs contraintes institutionnelles ou les accords internationaux qui favorisent les marchés, l’accumulation, la circulation et la profitabilité du capital. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a transformé des étapes timides du post-neolibéralisme, alors en réaction au changement climatique ou à la pandémie, en une forme de social-démocratie de guerre où le conflit géopolitique sert de levier pour favoriser une réindustrialisation nationale ou européenne, une indépendance énergétique, et une redistribution fiscale.

Si l’on peut saluer les avancées du Green New Deal, il n’en reste pas moins que dans ce contexte marqué par la montée du militarisme et des tensions géopolitiques, cette évolution apparaît comme une victoire défectueuse ou une défaite positive. La véritable problématique posée par la récupération du Green New Deal est d’ordre perverse : le sommet du projet coïncide avec l’épuisement des forces sociales qui l’ont porté, conduisant à sa dégradation, voire sa transformation en un programme de modernisation du capital et de « raison d’État ».

Face à ces enjeux, la gauche et les mouvements écologistes doivent se poser une question essentielle : doivent-ils adopter une position de « in and against », c’est-à-dire renforcer les éléments de justice sociale et de stabilisation climatique tout en neutralisant les impulsions bellicistes et sécuritaires, ou au contraire, accepter que le projet dérive inéluctablement vers une confrontation militaire, qu’il faut alors dénoncer avec force depuis l’extérieur ? Ces deux options ne sont pas faciles ou sans coût, car les risques de conflit militaire restent aussi réels que ceux liés à la crise climatique.

Le Green New Deal est-il irréversible ?

Dans un texte datant de près de deux ans, nous avions évoqué la question de l’irréversibilité relative du Green New Deal, en identifiant cinq défis pour son avenir :

  • Le premier défi concernait la dimension technique : résoudre les problèmes de stockage de l’énergie, d’électrification industrielle, et de recyclage des matériaux.
  • Le deuxième était idéologique : intégrer les critiques éco-socialistes dans le discours et éviter une transition centrée uniquement sur la croissance.
  • Le troisième était institutionnel : reconstruire les capacités de planification et de gestion de l’État après des décennies de délocalisations et d’austérité.
  • Le quatrième défi résidait dans la représentation discursive : présenter la transition écologique comme une source de sécurité face au changement climatique et à la crise sociale, mais aussi comme une fin positive, pour contrer la dé mesure qui anime l’extrême droite.
  • Enfin, le défi politique consistait à mobiliser une majorité publique en faveur du Green New Deal, malgré la fatigue climatique et la résistance locale à la transition énergétique.

Deux ans plus tard, il semble que le plus grand de ces défis demeure d’ordre politique. Paradoxalement, l’irréversibilité relative de certains aspects du Green New Deal – comme la décarbonation du mix électrique – est assurée davantage par la baisse du coût des renouvelables et par leur développement technologique que par notre capacité à défendre réellement le programme. Curieusement, en tant qu’écologistes insistant sur le caractère politique plutôt que technique de la transition écologique, nous avons été plus rassurés par certains progrès du marché, le développement technologique ou les engagements climatiques de la Chine, que par la force politique dont nous disposons, souvent plus modeste que nécessaire.

Nous avons été plus rassurés par certains progrès du marché, le développement technologique ou les engagements climatiques de la Chine, que par la force politique dont nous disposons.

Il nous appartient de reprendre l’initiative, d’apprendre à jouer le jeu politique imposé par la montée de l’extrême droite, et de relancer une contre-révolution climatique en Occident. Dans ce contexte, peut-être faut-il renouveler le concept même de « Green New Deal ». Ou peut-être pas. Mais l’idée fondamentale reste pertinente.

En Espagne, par exemple, il n’est pas anodin que le seul pays européen où la gauche gouverne affiche une croissance économique forte, fondée sur un déploiement rapide des énergies renouvelables, et voie la réduction des inégalités via l’augmentation du salaire minimum et la première réforme du travail progressiste en quarante ans. Il n’est pas non plus un hasard que Teresa Ribera siège en tant que Vice-présidente de la Commission européenne.

Nous savons que la croissance économique reste un modèle structurellement problématique, qu’il faut dépasser avec une vision post-croissance. Nous sommes conscients que l’Espagne continue de souffrir de injustices sociales, comme la crise du logement. Mais si, à l’heure où la vague réactionnaire balaie l’Occident, l’Espagne apparaît comme une oasis, c’est parce qu’elle a trouvé une formule qui s’apparente beaucoup à celle que le Green New Deal a toujours poursuivie. Et si cette formule reste fragile, c’est parce qu’elle a été appliquée de manière trop moue.

Ce texte constitue une version réactualisée et synthétisée d’une longue analyse sur l’histoire et l’avenir du Green New Deal, ainsi que sur ses implications pour l’écologisme. L’essai original, « ¿Amarga victoria o dulce derrota ? », a été écrit fin 2023 et publié dans l’ouvrage Green New Deal ¿Un programa ecosocial para Chile ?. Une version actualisée de ce texte a été publiée un an plus tard dans la revue Corriente Cálida. La supposée validité de l’analyse initiale demeure, même si son emphasis doit peut-être être repensé au regard de la contre-révolution climatique menée par Trump.

Traduit par Albie Mills | Voxeurop

Dominique Barthier

Dominique Barthier

Journaliste passionné par la vie publique, j'explore les rouages de la politique française depuis plus de dix ans. J’ai à cœur de rendre l'information accessible, rigoureuse et engageante pour tous les citoyens. Chez ElectionPrésidentielle.fr, je décrypte l’actualité avec une exigence constante de clarté et d’indépendance.