Dominique Barthier

Europe

L’éco-anxiété : comprendre cette angoisse collective face aux enjeux environnementaux

Une nouvelle compréhension de l’éco-anxiété : au-delà d’une expérience individuelle

L’idée que l’éco-anxiété se résume à un seul état mental individuel, doté d’un ensemble précis de symptômes, est une vision à la fois trop restrictive et trop simpliste du phénomène contemporain. Au contraire, il faut repenser l’éco-anxiété comme un « sentiment collectif » – une expérience partagée, complexe et multiple, intrinsèquement liée à notre vie à l’ère du changement climatique. Considérer les émotions envers l’environnement comme des sentiments publics permettrait de reconnecter les populations et d’accélérer la progression du mouvement écologiste.

Une révolution dans la perception du climat et ses émotions

Face à l’aggravation des effets du changement climatique, le débat autour de l’éco-anxiété s’intensifie, autant dans l’espace public que dans le domaine de la psychologie. Approcher cette émotion sous un prisme strictement psychologique pourrait conduire à la considérer comme un problème de santé mentale, une souffrance individuelle ou encore un signal nécessitant une prise en charge professionnelle. Pourtant, réduire l’impact de la crise climatique à une « folie » face à une dégradation environnementale sans précédent est problématique. Quelle serait, en réalité, une réponse émotionnelle « adaptée » devant ces réalités terrifiantes ? La simple étiquette d’« éco-anxiété » ne risque-t-elle pas de stigmatiser ceux qui prennent la crise climatique au sérieux en les qualifiant d’« excités » ou de « paranoïaques » ? Comment pouvons-nous nouer une relation authentique avec nos émotions éco-anxieuses ou avec toute autre émotion liée à la catastrophe écologique ? Quelle valeur politique ces sentiments peuvent-ils porter ?

Une analyse critique du traitement scientifique de l’éco-anxiété

Animé par ces interrogations, je me suis intéressé à la manière dont la psychologie, en tant que discipline scientifique, appréhende l’éco-anxiété (ou « anxiété climatique »)1 — autrement dit, comment cette notion est construite par les chercheurs et comment ils produisent du savoir à son sujet. Cela soulève également des questions plus générales sur la façon dont la psychologie établit des « faits » concernant la santé mentale – tout en révélant ses limites, notamment dans la compréhension de nos vies psychiques. Il serait naïf de penser que la psychologie se limite à décrire ce qu’est l’éco-anxiété ou d’autres phénomènes mentaux : ses théories et ses méthodes façonnent tout autant ce qu’elles prétendent observer. En ce sens, analyser ces pratiques de recherche permet de percevoir ce que la science pourrait manquer ou déformer dans sa compréhension de cette émotion collective.

Vers une pluralité de points de vue sur l’éco-anxiété

Étant donné que les représentations psychologiques populaires influencent la façon dont le grand public perçoit ses émotions et sa santé mentale, il est crucial de questionner les fondements des discours d’expertise, d’en analyser les limites et d’envisager des pistes alternatives. Il ne s’agit pas pour autant de rejeter la psychologie, mais d’intégrer la nécessité de « visions plurielles » sur la santé, le soi et la société. L’objectif est d’ouvrir le débat à de multiples perspectives afin de mieux comprendre cette émotion collective qu’est l’éco-anxiété.

Repenser l’éco-anxiété comme un sentiment collectif

Au lieu de s’accrocher à une approche strictement psychologique, nous devrions concevoir l’éco-anxiété comme un « sentiment public ». Cette nouvelle manière de voir permettrait de développer une notion plus riche, plus inclusive et plus complexe. Elle ouvre surtout un espace de discussion au-delà du privé, en la politisant – en faisant de cette emotion un levier pour la mobilisation collective dans la lutte contre le changement climatique.

Nous devrions considérer l’éco-anxiété comme un « sentiment public ». Une telle nouvelle perspective favorise la construction d’une vision plus riche, plus inclusive et plus complexe de cette émotion collective.

Une expérience psychique standardisée ?

La définition de l’éco-anxiété élaborée par les psychologues environnementaux repose directement sur la conception de l’anxiété en psychologie. La signification « scientifique » de l’anxiété est fixée dans la 5ème édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Ce véritable « livre sacré » de la santé mentale recense l’ensemble des diagnostics possibles et leurs symptômes, comme on recense des espèces végétales dans un manuel de botanique, pour reprendre l’analogie ironique de Lorna A. Rhodes. L’écologie psychologique considère alors que l’éco-anxiété constitue une catégorie nouvelle parmi ces nombreux troubles anxieux qu’il décrive. Pour recueillir des données, ces chercheurs utilisent des questionnaires standardisés, qui sont des outils de mesure censés fournir une évaluation objective et universelle du degré d’éco-anxiété chez les individus ou dans les populations.

Ce courant scientifique dominant suppose que l’éco-anxiété se manifeste de la même façon selon les personnes et les lieux, avec un même ensemble de symptômes et en réponse aux mêmes questions. Cette idée découle d’une tendance chez les professionnels de la santé mentale à considérer leur travail comme universel, une vérité valable pour tous, comme si ces états mentaux étaient innés à la nature humaine plutôt que façonnés par des pratiques sociales ou culturelles. Pourtant, cette vision ignore que nos émotions dépendent largement du cadre social et de la culture dans laquelle nous évoluons, tout comme la recherche psychologique est nécessairement influencée par la position personnelle des chercheurs2.

Les limites d’une approche standardisée

Ce raisonnement, fondé sur une définition normée de l’éco-anxiété et une quantification de ses symptômes, confère une autorité quasi totale aux experts pour donner du sens à cette émotion. En contrepartie, les personnes souffrant d’éco-anxiété deviennent des sujets passifs, soumis à des méthodologies de recherche standardisées, plutôt que des acteurs capables d’exprimer leur vécu. Cependant, les études qualitatives en psychologie font souvent mieux ressentir la voix de celles et ceux qui vivent cette émotion au quotidien. Bien que cette distinction entre méthodes quantitatives et qualitatives puisse paraître simple, elle soulève une question fondamentale : qui a le véritable pouvoir de définir ce qu’est l’éco-anxiété ?

Les expériences vécues au-delà du prisme professionnel

Il est également important de souligner que la compréhension populaire de sa propre santé mentale n’est pas toujours en accord avec la conception médicale ou psychologique. Certains patients ou proches contestent le cadre de la « maladie mentale » tel que l’imposent les professionnels, en faisant valoir que leurs sentiments ou leurs expériences échappent à une classification univoque. Il peut exister des formes de vécu de l’éco-anxiété qui ne correspondent pas aux descriptions standards ou aux questionnaires habituels, mais qui restent d’une importance capitale pour comprendre ce que cette émotion signifie concrètement pour ceux qui la vivent. Écouter ces voix permettrait de créer une compréhension plus nuancée, inclusive et fidèle. Plutôt que d’appliquer une définition prête à l’emploi, il serait judicieux de se demander : comment cette émotion se manifeste-t-elle réellement pour ceux qui la ressentent ?

Plutôt que d’imposer une définition toute faite, il faut se poser la question : comment l’éco-anxiété se vit-elle concrètement par ceux qui la ressentent ?

Une expérience commune de la vie contemporaine ?

Mais qui doit participer à cette réflexion collective ? Comment reconnaître chez soi cette éco-anxiété ? La psychologie présente cette émotion comme quelque chose que l’on « possède » ou que l’on ne possède pas, en la réduisant à un certain degré mesurable de « malaise » par rapport à une norme (un état de santé idéale). Ces mesures se retrouvent dans des questionnaires conçus pour différencier ceux qui souffrent d’une éco-anxiété « forte », « modérée » ou absente.

Cependant, cette logique est remise en question lorsque l’on lit le récit de thérapeutes travaillant avec des patients éco-anxieux. Par exemple, le thérapeute américain Jan Edl Stein témoigne :

Dans mon cabinet […] j’ai observé une augmentation progressive mais constante de l’anxiété généralisée au cours des 15 dernières années. Elle s’exprime souvent à travers un focus sur une problématique personnelle enflammée. En approfondissant cette relation, nous contactons cette nervosité – finalement la racine de la peur – face au chaos climatique et à l’effondrement écologique. Se relier à cette peur profonde peut faire basculer la projection d’une dynamique immédiate vers une angoisse existentielle bien plus large, difficile à contenir pour l’esprit humain.

Selon cette vision, l’éco-anxiété pourrait être une émotion inconsciente, non analysée, dissimulée sous d’autres préoccupations plus immédiates. Stein évoque une sensation indistincte, « presque imperceptible, une inquiétude instinctive difficile à situer dans la vie quotidienne ». On peut lire dans son propos un appel à repenser cette émotion : plutôt que de la réduire à un concept psychologique précis et symptomatique, il serait pertinent de la considérer comme une insécurité existentielle profonde, partagée par bon nombre d’entre nous, mais qui ne se manifeste pas toujours de façon claire ou identifiable.

Caroline Hickman, psychothérapeute britannique spécialisée dans l’éco-anxiété chez les enfants, va dans ce sens, en contestant l’idée que les personnes en proie à cette émotion vivent constamment une anxiété mesurable. Elle raconte avoir observé ses patients traverser toute une gamme d’émotions liées au climat, qui, plutôt que de constituer un état stable, ressemblent davantage à un « manège émotionnel » confus. Certains professionnels parlent même d’« éco-détresse » pour désigner cette variété d’expériences agitées.

Si l’on accepte que l’éco-anxiété peut prendre des formes très différentes selon les individus, y compris chez ceux qui ne rempliraient pas les critères d’un questionnaire standard, on peut envisager cette émotion comme une expérience collective, inhérente à notre condition actuelle, à savoir vivre avec la crise climatique. En fait, on pourrait parler d’« émotion publique » – à l’image de ce qu’Ann Cvetkovich évoque dans son ouvrage Depression: A Public Feeling3. Elle propose de repenser la dépression « comme un phénomène culturel et social, plutôt que comme une maladie médicale » : la dépression, dans sa vision, serait une partie du « ressenti d’un mode de vie » sous le capitalisme, une expression affective de l’existence sous le néolibéralisme. Perçue ainsi, la dépression devient une expérience « ordinaire », partagée et collective.

Adopter cette perspective pour l’éco-anxiété nous permettrait d’échapper à la vision pathologisante et individualisante propre à la psychologie, pour envisager cette émotion comme une réalité collective, une expérience ordinaire de notre époque marquée par la crise écologique. Cette approche nous invite à prêter attention, non seulement aux réactions émotionnelles spectaculaires ou visibles face aux crises climatiques, mais aussi aux « moments ou vécus moins remarquables et moins nets ». En d’autres termes, l’éco-anxiété pourrait être perçue comme une partie discrète, banale, intégrée à notre vie quotidienne. Cette compréhension dé-individualisée élargit considérablement le périmètre des voix susceptibles de contribuer au débat : l’éco-anxiété, en tant que sentiment commun, nous concerne tous en tant que société.

Nous pouvons percevoir l’éco-anxiété comme une part à peine perceptible, intégrée naturellement à notre quotidien.

À quoi ressemble l’éco-anxiété ? Une exploration collective

Considérer l’éco-anxiété comme un sentiment partagé ne doit pas nous faire croire qu’elle s’exprime de la même manière pour tous. Tout comme le changement climatique lui-même, cette émotion est une expérience sans précédent dans l’histoire humaine, dont la nature varie selon chaque corps, chaque contexte culturel. La question de sa perception, de ses ressentis — comment elle « se vit » concrètement — reste ouverte, un sujet d’enquête collective. À l’image de Cvetkovich, poser des questions sur cette émotion comme un « sentiment public » pourrait constituer le point de départ d’une réflexion pouvant évoluer vers une théorie, une description, ou un processus collectif.

Il est crucial d’accorder de l’espace à l’émergence de formes d’expression spontanées ou inattendues. Les futures discussions ne peuvent pas être strictement pré-définies ; elles exigeront une ouverture permanente, une capacité d’accueillir une diversité d’expériences, souvent locales et partiales. La clé consiste à privilégier « autant de façons alternatives que possible » d’expérimenter, de communiquer et de partager cette émotion. Cette démarche empêche de réduire l’éco-anxiété à un état simple et pleinement explicable, pour la faire devenir une expérience toujours plus riche, contradictoire, insaisissable et incertaine4.

Une émotion porteuse d’émancipation ?

À mesure que la crise climatique devient un défi quotidien et que l’effondrement écologique se fait de plus en plus perceptible, une urgence grandissante apparaît : il faut agir radicalement pour préserver la planète. Pourtant, le mouvement écologique mondial s’est ralenti depuis la pandémie de Covid-19 et la crise économique qui a suivi. Par ailleurs, la prise de pouvoir de certains partis d’extrême droite dans plusieurs pays a souvent impliqué une dépriorisation ou une diminution des financements consacrés à l’écologie. Les législations vertes et les partis écologistes sont aussi souvent accusés, tant par la droite que par une partie des médias et des réseaux sociaux, d’être dangereux, voire de pratiquer une sorte de « terromodel » écologique, par leurs actions parfois disruptives. Dans ce contexte, leur éco-anxiété est dépolitisée, leurs motivations et leur cause remises en question.

Pourtant, cette émotion est au cœur du mouvement écologique mobilisé par la jeunesse ces dernières années. Fridays For Future, l’un des plus importants et efficaces mouvements de jeunesse pour le climat, est une illustration puissante du potentiel politique d’un collectif qui accepte de faire sienne cette anxiété collective. Les manifestations rassemblent des millions de jeunes à travers le monde, qui revendiquent des mesures concrètes pour stopper le changement climatique et préserver un avenir viable pour tous. Ce mouvement a impulsé un véritable changement dans le discours politique international, avec des gouvernements soumis à une pression croissante pour adopter des politiques climatiques ambitieuses, comme le Pacte Vert européen ou de nouveaux objectifs d’émissions en Allemagne et au Royaume-Uni.

Ce rapport étroit entre émotions fortes et mobilisation politique est essentiel. La manière dont l’éco-anxiété se manifeste dans la sphère publique, comme un moteur de l’action collective, redéfinit la place des « sentiments » dans la dynamique politique. Plutôt qu’un « problème privé » ou une faiblesse personnelle, ce sont ces émotions qui alimentent la “politique de la jeunesse pour le climat”. La politisation de l’éco-anxiété en tant que sentiment partagé en fait un levier pour une action collective, qui dépasse l’individu pour embrasser l’ensemble de la société. La reconnaissance collective de cette émotion pourrait devenir un processus d’émancipation, en contribuant à repenser la manière dont la société entend et lutte pour son avenir écologique. En dépassant l’individualisme, cette émotion favorise une résilience commune face à l’urgence écologique.

Dominique Barthier

Dominique Barthier

Journaliste passionné par la vie publique, j'explore les rouages de la politique française depuis plus de dix ans. J’ai à cœur de rendre l'information accessible, rigoureuse et engageante pour tous les citoyens. Chez ElectionPrésidentielle.fr, je décrypte l’actualité avec une exigence constante de clarté et d’indépendance.