Suite à l’effondrement du auvent d’une gare à Novi Sad qui a coûté la vie à 16 personnes, les étudiants serbes ont pris les devants pour lancer ce qui est devenu le plus vaste mouvement de protestation de l’histoire du pays. Plus de cinq mois après cette tragédie, les manifestants continuent sans relâche à réclamer justice et responsabilité, défiant ainsi les efforts du gouvernement pour les discréditer ou tenter de faire taire leur colère. Ce mouvement pourrait-il marquer un tournant pour la démocratie en Serbie ?
Un vendredi ordinaire… ou presque
Ce 1er novembre 2024 aurait pu ressembler à un vendredi comme les autres en Serbie. Pourtant, alors que les gens terminent leur journée de travail et se préparent pour le week-end, la nouvelle commence à faire le tour des médias : un accident s’est produit à Novi Sad. Au début, on évoque simplement l’effondrement de l’auvent de la gare, blessant plusieurs passants. Mais très vite, la gravité de la situation devient évidente lorsque le nombre de victimes commence à s’alourdir de manière inquiétante.
Ce bâtiment avait été récemment rénové, quelques mois seulement avant la catastrophe, ce qui excluait toute simple erreur ou malfaçon. La majorité de la population n’a pas tardé à incriminer la corruption généralisée, la négligence de la gouvernance et la mauvaise gestion des travaux publics. La colère monte, et les appels à traduire en justice ceux qui seraient responsables se multiplient. La toiture pourrait tomber sur n’importe qui, et en réalité, il existe toujours quelque part en Serbie un auvent, qu’il soit réel ou symbolique, susceptible de s’effondrer à tout moment sur des innocents.
Il y a toujours un auvent quelque part en Serbie qui pourrait s’effondrer à tout moment sur des passants inconscients.
Alors que la population suit avec anxiété les opérations de secours, certains médias se sont retrouvés à supprimer, en quelques heures, des articles datant de plusieurs mois. Ces articles faisaient état d’une rénovation complète de la gare, ce qui, selon la communication officielle du président serbe Aleksandar Vučić, ne serait pas exact. Ce dernier a affirmé que seul l’auvent n’avait pas été rénové, alors que des photographies retrouvées par la suite démontraient le contraire, montrant que des travaux ont bien été effectués sur la structure, avec l’ajout de pièces neuves à l’ensemble.
En réalité, la gare de Novi Sad n’a pas été rénovée une seule fois, mais à deux reprises en quelques années. La première ouverture officielle du site a eu lieu en 2022, lorsque le président serbe et son homologue hongrois Viktor Orbán, deux alliés politiques proches, sont venus de Belgrade pour inaugurer une nouvelle ligne de train inter-cités. Ensuite, en juillet 2024, c’est le ministre en charge des travaux publics, des transports et de l’infrastructure, Goran Vesić, qui a rouvert officiellement la gare rénovée. Mais la réalité était autre : cette réouverture a été faite sans permis de construire ni inspection technique, révélant que plusieurs acteurs – la haute hiérarchie politique, des entreprises locales, des entrepreneurs chinois, et la société française chargée de superviser le chantier – portaient une énorme responsabilité dans la tragédie.
Dans les jours qui ont suivi, des experts ayant mis en garde contre la qualité déplorable de ces travaux ont indiqué que leurs avertissements étaient restés sans réponse. La rénovation avait été précipitée, et les institutions responsables avaient ignoré les signaux d’alarme, laissant la sécurité au second plan.
Le début des mobilisations citoyennes
Le 2 novembre 2024, des membres du Front Vert-Gauche ont laissé des empreintes de main rouges sur le bâtiment du gouvernement serbe avec le message : « Vos mains sont pleines de sang ». La colère populaire ne cessait de croître. Indignés par l’arrogance des autorités et leur tentative de dissimuler la vérité, les citoyens serbes ont lancé la plus grande vague de protestations dans l’histoire du pays, bouleversant radicalement la société et la scène politique. Le symbole de cette mobilisation est rapidement devenu l’empreinte de main rouge, devenue l’emblème du mouvement.
Exiger des comptes
Le mouvement de protestation en Serbie n’est pas nouveau. Le Parti Progressiste Serbe au pouvoir a souvent dû faire face à des démonstrations de mécontentement ces dernières années : contre le projet d’aménagement du front de mer à Belgrade, contre les fraudes électorales, la violence politique ou encore les fusillades de masse. Sans oublier les mobilisations environnementales contre les centrales hydroélectriques ou les projets d’extraction de lithium. La majorité de ces manifestations se limitaient à des marches sporadiques, émaillées de revendications pacifiques, et la stratégie du gouvernement était généralement d’ignorer ces mouvements ou de jouer la montre pour faire retomber la pression, tout en rejetant la responsabilité sur ses opposants ou la société civile.
Les premières protestations qui ont suivi la catastrophe de Novi Sad semblaient suivre ce même schéma, alimentant le débat sur la nécessité ou non de recourir à des formes de contestation plus radicales, notamment face à l’impunité de l’État qui use parfois de la violence contre ses citoyens. Des actions symboliques comme verser des excréments devant l’hôtel de ville de Novi Sad ont reçu un certain écho, mais la majorité des opposants traditionnels, souvent affaiblis par des années d’attaques et de désillusions, se sont retrouvés en retrait.
Face à ce vide, des citoyens, étudiants et travailleurs de divers secteurs ont commencé à s’organiser autrement, en dehors des partis. Le 11h52, lors de l’effondrement de l’auvent, ils se sont rassemblés pour observer 15 minutes de silence en mémoire des victimes, en bloquant la circulation dans plusieurs villes. Ces rassemblements initiaux ont pris une tournure quotidienne, surtout après que des étudiants de l’Université des Arts de Belgrade, lors d’une action pacifique, ont été attaqués et battus par plusieurs assaillants. Un courant de violence ciblant ces activistes pacifiques s’est répandu, incluant des tentatives de les écraser avec des véhicules ou de provoquer des affrontements physiques. Des vidéos ont révélé que bon nombre d’agresseurs avaient des liens avec le Parti Progressiste, souvent en poste dans la région.
Face à cet état de fait, des étudiants de la Faculté des Arts Dramatiques, puis d’autres universités, ont décidé de passer à une étape supérieure : occuper leurs campus et y rester jusqu’à satisfaction de leurs revendications. La solidarité s’est étendue rapidement : en décembre 2024, presque toutes les universités du pays étaient occupées.
Les revendications de la jeunesse sont simples mais fermes :
- Obtenir tous les documents relatifs à la rénovation de la gare de Novi Sad, encore inaccessibles au public.
- Identifier les responsables des agressions physiques contre étudiants et professeurs, porter plainte contre eux, et les démettre de leurs fonctions s’ils occupent une position publique.
- Relâcher les étudiants arrêtés et cesser toute procédure en cours contre eux, en particulier celles liées à la participation aux manifestations.
- Augmenter de 20 % le financement des universités publiques.
À la publication de cet article, aucune de ces demandes n’a été satisfaite.
Une contestation qui gagne en maturité
Les blocages étudiants en Serbie ont longtemps été concentrés dans les facultés de sciences sociales, autour de questions relatives au bien-être des étudiants ou à l’enseignement supérieur. Les occupations actuelles, quant à elles, sont inédites depuis 1968, lorsque les dernières grandes mobilisations étudiantes ont eu lieu, et elles exigent un changement plus large de la société. Au cœur de cette résistance se trouvent des assemblées étudiantes – les fameux « pléniums » – qui prennent une place plus importante que jamais.
De telles assemblées, réunissant plusieurs centaines, voire milliers d’étudiants, sont une première en Serbie. Elles incarnent une alternative radicale à la domination autoritaire et à la hiérarchie traditionnelle. Leur mode de fonctionnement repose sur la démocratie directe : chaque décision est prise collectivement lors des pléniums, sans leaders individuels, privilégiant ainsi le consensus et la participation.
Grâce à leur mode d’organisation démocratique directe, les pléniums étudiants ont su préserver et renforcer l’esprit de résistance.
Ce mode de gouvernance décentralisé a totalement déstabilisé la stratégie du Parti Progressiste, ses médias et les appareils d’État aux ordres. Privés de figures emblématiques à cibler, et soutenus massivement par une jeunesse mobilisée et solidaire, les forces de l’ordre n’ont pas réussi à réprimer efficacement le mouvement. La mobilisation s’est rapidement amplifiée : lors du premier grand rassemblement en décembre 2024, plus de 100 000 personnes s’étaient mobilisées, puis tout au long des mois suivants, de grands cortèges ont parcouru Novi Sad, Niš ou Kragujevac, souvent rassemblant plus de 100 000 manifestants. La plus forte a été celle du 15 mars à Belgrade, avec environ 325 000 participants, selon le recensement effectué par l’Observatoire des grands rassemblements.
Cette mobilisation massive s’est d’ailleurs appuyée sur une organisation stratégique, grassroots, et sur un fort soutien international. Beaucoup de figures publiques, nationales comme internationales, ont apporté leur appui, parmi lesquelles le tennisman Novak Djokovic, l’activiste irlandais Bob Geldof, la chanteuse Madonna ou encore les philosophes français Alain Badiou et Jacques Rancière. Les étudiants ont également fait le choix de se tenir à distance des partis politiques, ce qui leur a permis de rallier un public large, désillusionné par la classe politique traditionnelle.
Les médias étrangers ont souvent comparé cette contestation en Serbie à celles en Slovaquie, en Géorgie ou en Roumanie. Mais si ces mouvements partagent certains traits, ils restent profondément différents. En effet, en Serbie, il n’y a pas d’élément pro-européen affirmé ni d’orientation anti-russe ; le combat porte plutôt sur la lutte contre la corruption et pour l’État de droit. De plus, les drapeaux de l’Union européenne sont quasiment absents des manifestations, et une partie de la population perçoit la Commission européenne avec méfiance, surtout à cause du soutien de l’UE à l’exploitation minière (lithium) dans le pays ou à ses projets écologistes contestés. Les opposants craignent que la Serbie ne devienne une « zone sacrificielle » pour une transition verte imposée ailleurs.
Une hostilité persistante, mais résiliente
Les autorités serbes tentent de discréditer le mouvement étudiant. Le terme de « révolution colorée » est revenu dans la bouche de nombreux médias et responsables, une expression lancée par le président Vučić lui-même, qui voit dans ce soulèvement une intervention étrangère financée pour déstabiliser le pays. Pourtant, cette crise ne ressemble en rien aux révolutions de couleur qui ont marqué l’Europe centrale ou de l’Est. Ces dernières étaient souvent liées à des fraudes électorales, alors que le mouvement actuel est indépendant du scrutin.
Cependant, le président continue d’affirmer qu’une tentative de révolution colorée est en cours, même s’il n’a jamais précisé quels pays seraient impliqués. La propagande de l’État tente de dépeindre toute opposition comme une action étrangère ou une trahison nationale. Dès le début, les ONG ont été visées : leur financement a été réduit par l’administration Trump, et la police serbe a mené des perquisitions dans leurs locaux pour rechercher des abus présumés de fonds. Ceux qui se dressent contre le pouvoir sont qualifiés de « traîtres » ou « agents étrangers », dans une quête de répression qui ne cesse de s’étendre : plusieurs activistes et membres d’opposition sont emprisonnés pour des conversations interceptées illégalement, tandis que certains responsables de la catastrophe de Novi Sad restent encore en liberté.
Par ailleurs, la tension sociale ne cesse de monter. Malgré les dénégations officielles, c’est bien la responsabilité du président Vučić et de ses proches qui est la cause principale de cette aggravation. Ce sont eux qui normalisent la violence quotidienne : on dénonce un coup de couteau contre un professeur, des étudiants battus ou des véhicules qui tentent d’écraser des manifestants, mais ces actes sont souvent minimisés ou caricaturés, tandis que jeter des œufs sur des représentants du régime est présenté comme l’acte ultime de violence.
Malgré les dénégations du gouvernement, c’est le président Aleksandar Vučić et ses alliés qui portent la plus grande responsabilité dans la montée des tensions sociales.
Une fois encore, la brutalité policière ou l’usage de la force, comme lors du rassemblement massif de Belgrade le 15 mars, a suscité l’effroi. Pendant que les manifestants rendaient hommage aux victimes à Novi Sad, un bruit assourdissant a brisé la quiétude, provoquant la panique et une fuite en masse. Certains ont raconté avoir vu des forces de l’ordre utiliser un canon sonore, arme interdite par la législation serbe, ce qui a entraîné des blessures et des secours sollicités par plusieurs manifestants. En premier lieu, le gouvernement a nié détenir ce genre d’armement. Lorsqu’il a été confronté à des preuves photographiques, il a tenté de minimiser en soutenant que l’arme n’avait jamais été utilisée, que la panique était une réaction purement psychologique.
Il semble donc que la peur ait réellement commencé à s’emparer des rangs de la majorité au pouvoir, dans une sorte de paranoïa collective. La stratégie du gouvernement semble être d’envenimer la crise, peut-être en espérant que le chaos dégénère, afin de justifier une répression ouverte, l’instauration de mesures autoritaires comme l’état d’urgence, et une réduction supplémentaire des libertés civiles.
Un avenir incertain mais porteur d’espoir
Selon le Centre pour la Recherche, la Transparence et la Responsabilité, près de 1 700 protestations ont été recensées en mars dans 378 localités différentes à travers toute la Serbie, un record dans l’histoire récente du pays. Mais après tout cela, que peut-on attendre pour la suite ?
Depuis la démission du premier ministre Milos Vucevic, acceptée par l’Assemblée nationale le 18 mars, le pays reste sans gouvernement. La séance a été marquée par une incroyable agitation : une quarantaine de députés detracteurs ont crié, lancé des fumigènes, des extincteurs ont été utilisés, et quelques altercations physiques ont éclaté, obligeant la sécurité à intervenir pour empêcher certains opposants d’accéder à la tribune.
L’instabilité a également gagné les assemblées municipales, où la majorité en place refuse parfois l’accès aux autres élus, se cachant derrière la police ou une garde privée. La transparence dans la gestion locale en prend un coup, avec des membres d’opposition souvent empêchés d’assister aux séances ou même agressés physiquement.
Pour l’avenir, la majorité des partis d’opposition soutiennent la mise en place d’un gouvernement de transition chargé de sortir le pays de la crise politique. Cette instance temporaire devrait répondre aux revendications des étudiants, garantir des conditions électorales équitables et transparentes, et compenser les salaires impayés des personnels de l’éducation en grève. Mais la majorité des citoyens garde confiance dans le mouvement étudiant, qui apparaît aujourd’hui comme la force la plus légitime et la plus crédible pour faire évoluer la situation, tout en refusant pour l’instant tout lien avec les partis traditionnels.
Ces assemblées populaires ont commencé à prendre forme : elles incarnent une nouvelle forme de démocratie locale, et leur développement témoigne d’un réveil civique dans un pays longtemps marqué par l’autoritarisme. Les revendications des manifestants restent en attente, mais ces mobilisations illustrent la résilience d’une société civile déterminée. Toutefois, le temps presse : d’ici au 18 avril, une nouvelle majorité doit être formée ou des élections seront indispensables. La période qui s’ouvre pourrait être celle d’un basculement, mais son issue reste incertaine.
Certains experts soulignent que la situation évolue rapidement et que toute prédiction doit être prise avec précaution : « Il y a des décades où rien ne se passe, et des semaines où tout change en un instant », rappelait un vieux proverbe marxiste. Ce qui paraît certain, c’est que la Serbie se trouve aujourd’hui à un carrefour de son histoire.
