Une longue histoire d’instrumentalisation des enfants par l’extrême droite européenne
Depuis les régimes fascistes du XXe siècle jusqu’aux leaders populistes d’aujourd’hui, la droite extrême en Europe n’a cessé d’utiliser l’enfance comme un levier dans ses stratégies politiques. Actuellement, ces mouvances radicales dénoncent régulièrement les militant·e·s écologistes et les défenseur·e·s des droits LGBTQIA+ comme étant une menace pour la jeunesse et son innocence. Pourtant, une analyse plus approfondie de leur discours dévoile souvent ses racines racistes et les conséquences genrées qu’il implique. Mais comment peut-on contrer ces narrations?
“Depuis des décennies, la culture dominante affirmait que faire un enfant était incompatible avec de multiples choix de vie ; que cela compromettait la liberté, la carrière, les rêves et parfois même la beauté…”
Giorgia Meloni, la Première ministre italienne et leader du parti d’extrême droite Frères d’Italie, a tenu ces propos lors d’un discours l’an dernier. Ces prises de parole ne sont pas isolées. Aujourd’hui, le discours de nombreux·se·s politicien·ne·s d’extrême droite en europe tend à représenter les enfants – qu’ils soient futurs ou présents – comme les victimes vulnérables et innocentes d’une “culture dominante” ou d’“élites libérales”. Ces partis et leaders dénoncent une prétendue menace pesant sur « nos enfants » par celles et ceux qui s’intéressent à des enjeux comme le changement climatique, l’égalité des genres, les droits LGBTQIA+ ou le passé colonial. Ces discours nourrissent l’image d’un peuple antagoniste tout en se présentant eux-mêmes comme les sauveurs de la nation, dépeignant écologistes et progressistes comme ses ennemis.
Une opposition de plus en plus nationaliste et xénophobe
Ce type de dichotomie entre « nous » et « eux » est omniprésente en politique, comme l’a souligné la philosophe Chantal Mouffe. Cependant, dans le discours de l’extrême droite, cette opposition prend souvent une tournure profondément nationaliste et xénophobe : la catégorie du « nous » est souvent définie racialement et reconstituée par la force, tandis que le « eux » désigne des groupes racisés ou étrangers, désignés comme des ennemis aidés par des élites traîtresses. Ce qui nous interpelle et nous inquiète, c’est que, en intégrant les enfants dans cette construction pour édifier un « nous » exclusif, l’extrême droite valorise une innocence et une vulnérabilité apparentes de la nation, tout en justifiant leur prétendue supériorité morale en tant que protecteurs. Les enfants deviennent ainsi un instrument puissant au service de cette idéologie.
En impliquant la figure des enfants, la droite extrême renforce l’impression d’innocence et de vulnérabilité de la nation, tout en légitimant la prétendue rectitude éthique de ceux qui se posent en ses défenseurs.
La menace de la « fin de la civilisation »
Notre recherche sur le discours des partis et leaders d’extrême droite en Europe, autour de la question des enfants, dévoile qu’ils mobilisent principalement deux récits distincts. Le premier, que nous qualifions de « récit de décroissance », présente les militant·e·s alarmistes et politiques progressistes comme alimentant la peur de l’avenir et dissuadant ainsi la naissance d’enfants. Selon cette vision, les prédictions pessimistes et le cadre moral des écologistes aurait conduit à une chute inquiétante des taux de natalité en Europe. Par exemple, dans le discours évoqué plus haut, Meloni affirme que « ces dernières années, il a même été insensé d’affirmer que faire un enfant pouvait nuire à l’environnement. Il serait plus durable de ne pas avoir d’enfants… apparemment, l’environnement et l’humain sont des ennemis, et si l’on se soucie de la planète, il faudrait renoncer à la parentalité pour réduire l’empreinte carbone des générations futures. »
Ironiquement, alors que ce récit rejette l’idée que le changement climatique anthropique pourrait avoir des conséquences catastrophiques, il prophétise pourtant une crise future désastreuse liée à la baisse du nombre d’enfants par femme. Meloni indique que les préoccupations concernant la surpopulation et le changement climatique risquent de « jeter l’Italie et l’Europe dans la catastrophe », en suggérant la poursuite d’un « décroissance heureuse » même en matière de natalité. Elon Musk a exprimé des idées similaires, déclarant notamment que « la baisse de la natalité était une menace bien plus grande pour la civilisation que le réchauffement climatique » et plus récemment que « la chute des taux de natalité pourrait mener à la fin de la civilisation ».
Les discours populistes sur la démographie
Ce récit est également partagé par le Premier ministre hongrois Viktor Orbán. En 2023, il expliquait que « c’est l’état d’esprit des élites occidentales qui nous empêche d’adresser la défi majeur qui nous guette : la démographie. Au lieu de cela, la politique se concentre sur la fixation de quotas d’émissions et de genres, plutôt que sur la question de la population. » Par ailleurs, en Allemagne, un porte-parole des politiques familiales du parti AfD déclarait : « Le gouvernement fédéral lutte contre le changement climatique en déboursant des milliards. Mais, à la place, il faudrait s’attaquer à la catastrophe démographique en investissant dans les enfants et les familles. » Plus récemment, Nigel Farage, le leader du parti Reform UK, critiquait la politique de « zéro net » en dénonçant la « hystérisation » autour du dioxyde de carbone et ses prédictions pessimistes pour l’économie. Concernant la démographie, il affirmava : « Bien sûr, il faut une natalité plus élevée, mais on ne l’obtiendra pas tant que l’on ne retrouvera pas un peu d’optimisme. »
Incroyablement, ce discours oscille entre référence à « l’humanité » et à la « civilisation » ou à l’identité nationale. Meloni laisser entendre qu’elle ne renonce pas à « l’humain », mais indique aussi que « notre passé ne vivra que si des enfants, transmis par leurs parents et grands-parents, peuvent transmettre nos cultures et nos traditions ». Elle a aussi répété que « l’Italie est une nation vouée à l’extinction », tandis que d’autres leaders rappellent la nécessité de faire venir des enfants dans le monde pour préserver « notre peuple ».
Il est important de noter que, si dans certains pays certains taux de natalité diminuent, la population mondiale continue de croître rapidement. La revendication de l’extrême droite de défendre « nos enfants » et de favoriser la croissance de la « population autochtone » repose d’abord sur des considérations racistes et genrées. Ce discours nourri par la peur de l’« immigration de remplacement » est renforcé par le rejet de l’immigration et la promotion de thèses conspirationnistes. En cela, Elżbieta Korolczuk et Krystyna Boczkowska expliquent que le corps des femmes devient un espace de ressource, un outil au service de la reproduction d’une « nation indigène » blanche.
Ce récit de décroissance s’allie également à une demande de restrictions accrues sur les droits reproductifs des femmes, posant un devoir éthique et symbolique élevé à leur encontre pour qu’elles restent à domicile et donnent naissance à davantage d’enfants, souvent sous l’influence de ce qu’on qualifie de « pro-natalisme ». Récemment, un exemple : un post du politicien suédo-démocrate Magnus Olsson déclarant : « C’est insensé que des femmes en Suède préfèrent se faire opérer de l’utérus plutôt que d’avoir un enfant. Mais que faire ? Une campagne est nécessaire, par exemple Dare To Give Birth 2026 ! … Si Muhammed gagne… »
Il n’est donc pas étonnant que le mouvement d’appel au « boycott de la naissance » ait été ciblé par ces discours. Organisé par des femmes refusant d’avoir des enfants, ce type de mouvement a été soutenu par divers courants politiques, récemment par les militants·e·s écologistes. Pour l’extrême droite, ces actions illustrent une tentative visant à culpabiliser les individus et à restreindre leurs libertés en jouant sur le sujet des naissances. Par exemple, après qu’une jeune politicienne annonçait qu’elle s’abstiendrait de devenir mère tant que la Norvège n’aurait pas atteint ses objectifs climatiques, la leader du parti d’extrême droite Progress Party dénonçait ce qu’elle nommait le « baby shaming » (stigmatisation des femmes qui veulent faire des enfants) des Norvégiennes désireuses d’être mères : « Après avoir défilé en voiture et mangé leur tacos du vendredi, » se plaignait-elle, « la prochaine cible du parti vert, c’est nos enfants. »1 Les écologistes sont donc présentés comme des fanatiques du climat cherchant à régenter la vie quotidienne, du fait de leur volonté de réguler l’élevage ou les naissances.
Une infantilisation de la jeunesse
Le deuxième récit que nous qualifions de « récit de dégénérescence » consiste à représenter la jeunesse actuelle comme fragile, vulnérable, nécessitant la protection de « élites » qu’on prétend vouloir manipuler, tromper ou faire peur. Cette rhétorique infantilisante insinue que la « hystérie climatique » provoquerait anxiété et dépression, et que des politiques éducatives biaisées dégraderait la confiance des jeunes. Par exemple, certains politiciens suédo-démocrates dénoncent l’« hystérie catastrophiste » entretenue autour du changement climatique, qui provoquerait peur et insécurité chez les jeunes.
En Norvège, le parti populiste Progress Party accuse les formations politiques de gauche d’« effrayer » les enfants et de détruire leur confiance en la société à travers leurs pronostics apocalyptiques. Ketil Solvik-Olsen, l’un des membres phares du parti, déclarait : « en effrayant la jeunesse, on détruit une partie de leur jeunesse et de leur confiance. Ça me rend triste pour eux, car une part de leur vie est détruite. » La même année, Maurith Fagerland, autre représentant du parti, affirmait : « Les enfants et les jeunes n’ont pas encore un cerveau suffisamment développé pour tout comprendre. Il faut prendre leur santé psychologique au sérieux, car toute cette peur entretenue peut favoriser leur dépendance aux aides financières dès leur plus jeune âge. » La figure de la jeunesse y est ramenée à une population vulnérable, en besoin de protection contre l’élite écologiste et une presse biaisée, qui propagerait un seul point de vue.
De son côté, Nigel Farage, chef du parti Reform UK, déplorait « l’emprise de la gauche sur nos écoles » qu’il considère comme ayant déformé l’histoire nationale. Pour lui, cela entraîne une perte de respect pour l’histoire britannique et un effondrement des valeurs démocratiques. Il déclarait récemment : « Je pense que le système éducatif… empoisonne volontairement l’esprit de nos jeunes citoyens, qui ne comprennent plus qui ils sont, ce qu’ils représentent, ni ce pour quoi la démocratie a été créée. »
Une étude de 2022 sur le système scolaire public au Danemark souligne que « des décennies d’influence socialiste et de domination culturelle radicale ont profondément marqué nos écoles publiques, qui préparent de moins en moins nos jeunes à un monde où un haut niveau de savoir est essentiel pour réussir ». Le rapport plaide pour une réforme visant à valoriser le « patrimoine danois » et à lutter contre « la lutte quotidienne pour préserver notre culture et nos valeurs ».
Une page sombre de l’histoire
Les deux récits — décroissance et dégénérescence — présentent donc les partis et figures d’extrême droite comme ceux qui incarnent la « solution » en se présentant comme les protecteurs de « nos enfants ». Pourtant, cette focalisation sur la jeunesse en tant que symbole national n’est pas nouvelle dans leur histoire.
La rhétorique fasciste du XXe siècle célébrait la jeunesse pour ses qualités de dynamisme, de créativité et d’innocence, nourrissant un véritable « culte de la jeunesse ». Au cœur de cette esthétique fasciste se trouvait l’image d’un corps jeune, sain, fort et blanc, considéré comme une machine disciplinée. Les jeunes générations en Allemagne et en Italie étaient dépeintes comme des « nouveaux hommes » destinés à mener la révolution, à régénérer la nation, et à assurer la pérennité des régimes fascistes. Loin de leur donner un réel pouvoir politique, cette image utilisait la jeunesse comme un levier pour renforcer la vision raciste et nationaliste du rêve fasciste. Ces régimes revendiquaient représenter « la jeunesse du pays », comme Mussolini qui promettait « d’ouvrir la voie à la jeunesse », ou Hitler proclamant que « celui qui a la jeunesse, a l’avenir ». Cependant, sous ces apparences d’émancipation, la manipulation et la totalitarisation de la jeunesse servaient avant tout à asseoir leur domination totale.
Ce focus et cette instrumentalisation de la jeunesse comme symbole de la nation ne sont pas du tout nouveaux dans l’histoire de l’extrême droite.
La lutte pour l’avenir
Notre analyse montre que l’extrême droite en Europe et ailleurs construit des récits utilisant l’image des enfants comme symboles d’une nation en danger face à l’évolution des élites progressistes. Mais quels en sont les effets?
En premier lieu, en représentant « nos enfants » comme menacés, ces discours renforcent une vision raciste d’un « nous » innocent et fragile, nécessitant protection. Ensuite, en convoquant la crainte pour la santé mentale des jeunes, ils cherchent à délégitimer l’action climatique et à affaiblir la légitimité des politiques en faveur de l’environnement. Par ailleurs, ces discours désinvestissent les jeunes en les décrivant comme victimes plutôt que comme acteurs politiques. Enfin, en insistant sur la chute des taux de natalité — alors que la population mondiale continue de croître — ils servent à justifier une discipline genrée et raciste du corps des femmes. Enfin, en attaquant l’éducation et les médias, ils risquent d’éroder la confiance dans les institutions publiques.
Pour résister à ces discours, il est essentiel de dévoiler leurs racines racistes et leur logique genrée, notamment qui fait porter aux femmes le fardeau de la reproduction. Il faut également prendre au sérieux la parole des jeunes, écouter leurs préoccupations, et reconnaître leur capacité à agir politiquement. Nos systèmes éducatifs doivent leur fournir les outils nécessaires pour développer leur esprit critique, indispensable dans un contexte politique de plus en plus polarisé.
Bien que certains partis d’extrême droite recrutent jeunes et jeunes adultes, encourager leur émancipation, c’est leur donner la possibilité de refuser le rôle symbolique qu’on leur impose et de porter leurs propres revendications. Leur avenir en dépend.
