Dominique Barthier

Europe

Zagreb vote pour le vert : Možemo! peut-il concrétiser ses promesses ?

Après une nouvelle série de résultats électoraux encourageants – cette fois à l’échelle locale – le parti croate d’écologie politique et de gauche radicale Možemo ! (Nous pouvons !) se trouve à un tournant crucial de son histoire. La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si cette formation pourra concrétiser sa promesse de changement tout en demeurant fidèle à ses racines populaires, tout en adoptant une gouvernance efficace à l’échelle locale, nationale et européenne.

Les prémices du changement

Depuis près de vingt ans, Zagreb était dirigée par le populiste Milan Bandić, entouré d’un réseau politique et économique tentaculaire. Son mandat a été marqué par de nombreux scandales, une gestion opaque, un endettement croissant et un urbanisme chaotique, laissant place à des accusations de clientélisme et de népotisme. La mort soudaine de Bandić, survenue début 2021, a néanmoins ouvert une opportunité politique que Možemo ! a su saisir avec rapidité et stratégie.

Avant ces élections locales, le parti a axé sa campagne majoritairement sur ses racines populaires. Il s’est engagé à rénover profondément la ville, tant sur le plan politique qu’administratif et infrastructural, avec des principes fondés sur la transparence, la durabilité et la justice sociale. La campagne de 2021 s’est concentrée sur la fermeture de la décharge de Jakuševec, sur le développement des transports en commun, sur l’accélération de la reconstruction après le tremblement de terre, et sur la transition écologique de la métropole. Rapidement après, Tomislav Tomašević est devenu une figure emblématique du changement générationnel et politique. La coalition formée avec le Parti social-démocrate (SDP) a permis à Možemo ! d’obtenir 23 sièges sur 47 au Conseil municipal, lui assurant une majorité de gouvernance.

Au cours de son premier mandat, la coalition a œuvré à stabiliser la situation héritée de l’administration précédente : restructuration des entreprises municipales, équilibrage des finances publiques, renforcement du contrôle des décisions municipales. Des progrès tangibles ont été réalisés dans la modernisation des transports publics, la rénovation des écoles et crèches, et dans l’investissement dans les infrastructures sportives. La mise en service de nouveaux bus électriques, l’achat de tramways fabriqués en Croatie et l’expansion des zones piétonnes dans le centre-ville illustrent une volonté claire d’adopter une urbanisme plus écologique, orienté vers la qualité de vie des citoyens. Bien que certains engagements, comme la fermeture de la décharge de Jakuševec, n’aient pas encore été concrétisés, en raison notamment de la résistance de groupes d’intérêt liés à l’ancienne majorité, l’électorat a renouvelé sa confiance en Možemo !, permettant au parti d’entamer un second mandat.

Lors de son discours de victoire, à la veille des élections de mai, Tomašević a promis que la prochaine période serait centrée sur un « mandat de développement ». Après avoir nettoyé le terrain des déchets hérités du passé, le second mandat aurait vocation à concrétiser des projets tels que le logement abordable, la transition énergétique, ou encore la création d’un centre de gestion des déchets, tant attendu. La question cruciale poste aujourd’hui est : Možemo ! pourra-t-il tenir ses promesses et s’imposer comme une force politique crédible à long terme ?

Un parcours mouvementé

L’histoire des mouvements écologistes en Croatie est jalonnée de ruptures brusques et de déceptions, ainsi que d’une quête constante pour une voix authentique qui place l’environnement et la justice sociale au cœur du débat politique. Dans les années 1990 et au début des années 2000, aucune formation verte sérieuse n’était présente sur la scène politique nationale, et les enjeux écologiques étaient relégués à une place marginale dans la sphère publique ou au sein de la société civile. La première initiative politique d’envergure naît en 2013 avec la création d’Održivi razvoj Hrvatske (Développement durable de Croatie, ORaH), menée par Mirela Holy, alors députée et ancienne ministre de l’Environnement.

À ses débuts, ORaH connaît un véritable succès. Son discours sur l’agriculture durable, la lutte contre la corruption, et la justice sociale séduit un électorat urbain, cultivé, soucieux de l’écologie, déçu par le parti social-démocrate classique. En 2014, ses résultats culminent avec l’élection de Davor Škrlec au Parlement européen, première écologiste croate à siéger à Strasbourg.

Mais cette dynamique ne perdure pas. ORaH connaît rapidement des difficultés d’organisation et des conflits internes. Lors des législatives de 2015, le parti ne parvient à obtenir aucun siège, et Holy quitte la vie politique peu après. Sans sa leader charismatique, ORaH se désagrège rapidement, laissant un vide que personne ne comble immédiatement dans l’espace politique écologiste.

Ce vide sera néanmoins rapidement occupé. En 2017, Zagreb voit apparaître Zagreb je NAŠ ! (Zagreb est À NOUS !), initié par des militants écologistes, des travailleurs culturels et des syndicalistes, avec pour objectif de défendre l’intérêt général à l’échelle locale. Le mouvement connaît un début de succès en remportant quatre sièges au Conseil municipal de Zagreb la même année, un petit pas mais symboliquement riche de signification. C’est ainsi que Naše! ouvre la voie à une nouvelle étape du mouvement vert croate. La progression spectaculaire de Možemo ! procède d’une transformation rare : un mouvement de base devient une formation politique sérieuse. Après cet électorat surprenant en 2017, les acteurs du mouvement ont compris qu’il ne fallait pas limiter l’écologie et le progrès à une seule ville et ont lancé en 2019 la plateforme Možemo !.

Malgré un résultat peu significatif lors des élections européennes de la même année, cette campagne a permis d’accroître la visibilité du mouvement et d’inscrire les enjeux de gauche verte dans la conscience collective. La percée majeure intervient en 2020, lors des législatives nationales où Možemo !, en coalition avec d’autres forces, remporte sept sièges au Parlement croate. Ce succès indique que l’électorat est de plus en plus sensible à une offre politique mettant en avant justice sociale, responsabilité environnementale et lutte contre la corruption.

Cette montée en puissance culminera avec la victoire aux municipales de Zagreb et de Pazin, puis par l’accès à la gouvernance locale. Mais à mesure que la plateforme gagne en notoriété, les enjeux deviennent plus complexes. En 2024, année dite « super électorale » (élections législatives, européennes et présidentielle), l’enjeu sera de prouver qu’elle n’est pas seulement une formation de Zagreb, mais bien une force politique nationale durable. Lors des élections législatives d’avril, Možemo ! récolte 9,1 % des voix et porte sa représentation au Parlement à dix sièges. En juin, elle obtient un siège au Parlement européen, affirmant sa présence dans les institutions de l’Union européenne.

En décembre, Ivana Kekin, députée de Možemo !, se présente à l’élection présidentielle, obtenant environ 9 % des suffrages. Sa campagne est alors l’objet d’attaques politiques et de pressions judiciaires, alimentées par des groupes liés à des élites de Zagreb. Cependant, ces attaques, plutôt que de faire échouer sa candidature, renforcent la mobilisation des supporters et alimentent l’image de Možemo ! comme une force politique ciblée par des intérêts établis.

Les enjeux d’un avenir incertain

Après sa victoire lors des élections locales de 2025, Možemo ! se trouve à une étape clé. Après six années d’existence et son second mandat à Zagreb, ainsi que ses prises de responsabilités à Pazin et au Parlement national, le mouvement ne peut plus se contenter de son image de mouvement novateur ou incontrôlé. Il s’agit maintenant d’affronter une étape plus mûre, qui mettra à l’épreuve sa popularité, mais aussi sa viabilité politique à long terme.

Un enjeu central est la tension entre ses racines citoyennes, participatives, et la nécessité d’une discipline partagée au sein du parti. Dès ses débuts, Možemo ! a été conçu comme une plateforme plutôt qu’un parti traditionnel. Toutefois, la gestion d’une grande ville comme Zagreb, la présence au Parlement, ou la participation active dans les institutions européennes nécessitent une professionnalisation, une hiérarchisation claire, et la capacité à prendre des décisions rapides.

Comme c’est souvent le cas dans d’autres pays européens où des partis écologistes sont arrivés au pouvoir, la transition du militantisme à la gouvernance – du street politics à l’exercice de responsabilités – peut remettre en question l’identité même du mouvement. Pour Možemo !, l’équilibre entre ses origines et les exigences concrètes de gouverner est une question essentielle.

Sandra Benčić, députée croate et coordinatrice du parti Možemo !, en a fait l’expérience de première main. Selon elle, le parti est pleinement conscient de cette tension entre engagement militant et gestion institutionnelle. Dès ses premiers pas, la plateforme a développé un mode d’organisation flexible, capable de concilier valeurs fondatrices et impératifs institutionnels.

Plutôt que d’adopter une structure partisane classique, Možemo ! privilégie des groupes de travail thématiques réunissant membres, experts et citoyens engagés. L’idée, explique Benčić, est de créer un pont entre « la politique institutionnelle et une société qui connaît, qui a de l’expérience, et qui veut contribuer » tout en conservant une éthique horizontale, et en assurant un fonctionnement efficace.

« Nous ne souhaitons pas figer notre structure dans le marbre. Notre objectif est que la responsabilité émerge à travers l’engagement, que les personnes prennent naturellement des rôles, sans nécessairement y être forcées. C’est une voie plus lente, mais plus durable sur le long terme », souligne Benčić. Elle reconnaît également que, face à la réalité du fonctionnement politique, certains moments nécessitent une hiérarchie plus claire : « Il y a des moments où il faut décider vite, et, à ce moment-là, des structures hiérarchiques plus précises deviennent indispensables, car la responsabilité doit être tangible. Ce n’est pas une trahison de nos principes, mais une adaptation au fonctionnement réel des institutions. »

Une autre difficulté majeure pour Možemo ! réside dans sa répartition géographique. La plateforme reste forte dans les grands centres urbains, mais ses liens avec les petites villes et les zones rurales sont faibles, avec un soutien électoral nettement moins important dans ces territoires. La communication électorale insiste sur des enjeux qui concernent aussi ces régions, comme l’agriculture durable, la commande publique verte, l’accès aux soins, la décentralisation ou encore l’investissement dans les infrastructures. Mais ces thématiques peinent à percer face aux entraves politiques traditionnelles, ce qui soulève une question stratégique : Možemo ! doit-elle adapter son discours et ses stratégies d’organisation pour toucher au-delà des métropoles, ou risquerait-elle de diluer son identité politique initiale ?

Comme en Europe où des partis écologistes ont notamment connu des moments de croissance puis de déclin, la transition vers la gouvernance met à l’épreuve l’intégrité d’un mouvement.

Benčić insiste sur le fait que ce problème ne concerne pas uniquement la communication. Il s’agit aussi de capacité locale. La plateforme manque encore de responsables ancrés dans leur territoire, capables d’incarner ses priorités de façon crédible, et de les traduire en messages concrets. Par ailleurs, elle note que l’accès aux programmes sur la santé, l’agriculture ou les services publics reste souvent invisible, faute d’une sufficient présence sur le terrain, mais aussi parce que les médias privilégient souvent les conflits et la polarisation.

Plutôt que de déployer des cadres du parti à l’assaut de régions inconnues, Možemo ! veut bâtir sa présence depuis le terrain, en s’appuyant sur des personnes qui connaissent leur environnement local. « Il faut des gens qui savent connaître leur communauté, qui sont experts dans leur domaine, et qui comprennent la dynamique locale. Nous construisons cela, mais c’est un processus », explique Benčić.

L’objectif stratégique n’est pas seulement de couvrir le terrain lors des élections, mais d’investir durablement dans les personnes, l’éducation politique, et la confiance des citoyens dans des zones où la plateforme est encore peu ou pas présente.

Enfin, le dernier défi majeur concerne le renforcement des ressources humaines. Alors que le mouvement mûrit, le besoin de personnel dédié se fait sentir de plus en plus. La direction centrale a longtemps concentré la responsabilité sur quelques leaders, mais la question de la succession devient urgente.

Depuis quelques années, une nouvelle génération de responsables politiques a rejoint la plateforme. Parmi eux, Dorotea Šafranić, étudiante et récemment élue au Conseil municipal de Zagreb, pense que l’avenir doit passer par « rester agile, flexible, et donner de l’espace à la jeunesse, source d’innovation et de fraîcheur dans la vie politique ». Pour elle, écouter les citoyens, faire participer les communautés, et démontrer des résultats concrets dans les zones où Možemo ! détient le pouvoir, sont des priorités.

« Il est essentiel de montrer clairement nos accomplissements pour prouver que le changement peut être à la fois positif et durable, » affirme-t-elle. Elle partage l’avis de Benčić selon qui la plateforme doit aussi continuer à faire preuve de présence dans les territoires où elle n’est pas encore suffisamment implantée, pour offrir des alternatives crédibles et comprendre profondément les enjeux locaux. « C’est ainsi que nous pourrons bâtir la confiance, générer du changement positif, tout en respectant la spécificité de chaque territoire. » Enfin, toutes deux insistent sur l’idée que Možemo ! ne doit pas dépendre d’un seul charisme ou d’un chef charismatique, mais être pensé comme un mouvement systématique, qui investit dans les personnes prêtes à prendre des responsabilités politiques dans les années à venir.

Tout à gagner – ou tout à perdre

Au terme de cette analyse, il est essentiel de rappeler une vérité souvent oubliée dans le contexte politique croate : Možemo ! demeure l’un des rares mouvements ayant accédé au pouvoir avec un programme de réforme clair et démontrant un engagement soutenu dans la mise en œuvre de ses promesses. Contrairement à ORaH ou à de nombreux petits partis, il n’a pas seulement remporté des élections, mais a réussi à maintenir ses mandats, notamment dans une grande ville comme Zagreb.

Les résultats obtenus à Zagreb, lors de ses deux mandats, dépassent le simple cadre électoral. Ils constituent une véritable épreuve de la capacité de la politique croate à dépasser le simple gestion du statu quo. L’investi politique local, où l’impact des décisions est palpable dans le quotidien des citoyens, peut constituer une base crédible pour renforcer la crédibilité de Možemo ! dans la sphère nationale.

Si la population constate que les réformes promises ont réellement été mises en œuvre, alors des projets comme ceux portés par Možemo ! pourront dépasser le contexte initial de leur naissance pour devenir de véritables forces de changement dans la politique croate. Les prochains mois et années seront déterminants pour voir si cette opportunité a été saisie ou si elle s’est évaporée.

Dominique Barthier

Dominique Barthier

Journaliste passionné par la vie publique, j'explore les rouages de la politique française depuis plus de dix ans. J’ai à cœur de rendre l'information accessible, rigoureuse et engageante pour tous les citoyens. Chez ElectionPrésidentielle.fr, je décrypte l’actualité avec une exigence constante de clarté et d’indépendance.