Dominique Barthier

Etats-Unis

Alimenter l’État de Guerre : Nous Perdrons, les Fabricants d’Armes Gagnent

Le Sénat américain a adopté cette législation à l’édulcorant nom « Big Beautiful Bill » (la grande belle loi), qui, en réalité, figure parmi les propositions de lois les plus laides jamais émanées du Congrès ces dernières années. La Chambre des représentants a également voté une version antérieure de ce texte le 22 mai 2025, celle-ci prévoyant une réduction de 1,7 trillion de dollars des dépenses intérieures, tout en offrant aux 5% de contribuables les plus riches environ 1,5 trillion de dollars en allègements fiscaux.

Au cours des années à venir, ce même projet de législation ajoutera un autre montant de 150 milliards de dollars au budget déjà en forte augmentation du Pentagone, qui se dirige maintenant vers un sommet historique de 1 trillion de dollars. En résumé, dans la bataille entre le tissu social et l’arsenal militaire, ce sont les militaristes qui semblent aujourd’hui tenir le haut du pavé.

Le budget du Pentagone et ses victimes

Ce projet de loi, adopté à la fois par la Chambre des représentants et par le Sénat, prévoit d’allouer des dizaines de milliards de dollars à la poursuite du projet très cher mais complètement utopique du « Golden Dome », une initiative que Laura Grego, de l’Union of Concerned Scientists (Union des scientifiques préoccupés), a qualifiée de « fantasme ». Elle a expliqué en quoi ce fameux Golden Dome, censé protéger les États-Unis contre une attaque nucléaire, n’est qu’une illusion :

« Au cours des soixante dernières années, les États-Unis ont dépensé plus de 350 milliards de dollars dans leurs efforts pour développer une défense contre des ICBM — des missiles balistiques intercontinentaux armés de nucléaire. Ces tentatives ont été plombées par des arrêts prématurés, des échecs et aucune d’entre elles n’a encore prouvé son efficacité face à une menace réelle… La défense anti-missile n’est ni une stratégie utile ni une solution à long terme pour garantir la sécurité des États-Unis face aux armes nucléaires. »

Ce projet de loi prévoit également des milliards supplémentaires pour la construction navale, des investissements massifs dans l’artillerie et les munitions, ainsi que le financement des nouveaux avions de combat de prochaine génération, comme le F-47.

Et après que tous ces programmes d’armement auront reçu leur part monumentale de ce futur budget du Pentagone, une ligne consacrée à l’amélioration des conditions de vie des militaires en activité figurera en bas de la liste. La part consacrée au bien-être des soldats, marins et aviateurs (et aviateuses) représentera moins de 6 % des 150 milliards de dollars que le Congrès s’apprête à ajouter à ce budget déjà gigantesque. Et cela, malgré les discours habituels des défenseurs du budget du Pentagone, qui prétendent que ces sommes colossales — ainsi que les coffres des contractors qui y prospèrent — sont « pour les troupes ».

Une grande partie de ces fonds ira dans les circonscriptions de certains membres clés du Congrès, ce qui constitue un avantage politique indéniable. Par exemple, le projet Golden Dome apportera des milliards de dollars aux entreprises situées à Huntsville, en Alabama, surnommée la « Rocket City » (la ville des fusées) en raison du réseau dense d’entreprises harnachées à la conception de missiles offensifs et de systèmes de défense antimissile. Cela ne manquera pas de satisfaire le représentant de l’Alabama, Mike Rogers, actuel président de la commission des Forces armées de la Chambre.

Les fonds pour la construction navale soutiendront des industriels comme HII Corporation (ancienne Huntington Ingalls), qui exploite un chantier naval à Pascagoula, dans le Mississippi, État natal de Roger Wicker, président de la commission sénatoriale des forces armées. Ces financements alimenteront aussi des chantiers dans le Maine, le Connecticut, la Virginie.

Ces fonds bénéficieront notamment aux co-présidents du Caucus du bâtiment naval à la Chambre, comme le représentant du Connecticut Joe Courtney et celui de la Virginie Rob Wittman. La Connecticut abrite notamment l’usine Electric Boat de General Dynamics, spécialisée dans la construction de sous-marins équipés de missiles balistiques, la Virginie hébergeant l’installation Newport News Shipbuilding, également détenue par HII, qui construit des porte-avions et des sous-marins d’attaque.

Quant au projet de défense antimissile Golden Dome, sur lequel Trump a promis de dépenser 175 milliards de dollars dans les trois prochaines années, il profitera à de nombreux entrepreneurs, grands et petits. Parmi eux, Boeing, Lockheed Martin, Raytheon (aujourd’hui RTX), fabricants de systèmes de défense antimissile de génération actuelle, mais aussi des entreprises de la tech militaire comme SpaceX d’Elon Musk ou Anduril de Palmer Luckey. Ces deux sociétés sont suspectées de jouer un rôle de premier plan dans le développement du futur système anti-missile.

Et pour ajouter à l’ampleur de cette course à l’armement, une augmentation sensible du budget consacré aux nouvelles ogives nucléaires est envisagée pour l’année fiscale 2026, sous l’égide de l’Agence nationale de sécurité nucléaire (NNSA). Ce n’est pas moins de 30 milliards de dollars qui seront alloués, soit une hausse de 58 % par rapport à l’année précédente.

Dans le même temps, au sein de la NNSA, les programmes de non-prolifération, de nettoyage et d’énergie renouvelable subiront d’importantes coupes budgétaires, ce qui laissera 80 % des fonds proposés exclusivement consacrés aux armes nucléaires. Ces fonds irrigueront des sociétés comme Honeywell, Bechtel, Jacobs Engineering ou Fluor, qui gèrent des laboratoires et sites de production nucléaire, ainsi que des institutions éducatives telles que l’Université du Tennessee, Texas A&M ou l’Université de Californie à Berkeley, chargées de la gestion de laboratoires et d’installations nucléaires.

Démanteler le filet social — et l’Amérique

Alors que les contractors militaires vont profiter d’un nouvel afflux de capitaux, les personnels militaires, anciens et actuels, seront manifestement relégués au second plan. La Sécurité sociale des vétérans, en particulier, est sur la sellette, avec des coupes drastiques possibles, y compris la suppression de jusqu’à 80 000 postes, ce qui ralentirait considérablement le traitement des prestations pour ceux ayant servi dans les guerres passées. La recherche sur les maladies touchant davantage les vétérans sera également compromise, ce qui est une véritable outrage.

Par ailleurs, des centaines de milliers de vétérans de la débâcle en Afghanistan et en Irak continueront de souffrir de blessures visibles et invisibles : traumatismes crâniens, troubles du stress post-traumatique… Réduire la recherche visant à trouver des solutions plus efficaces à ces maux constitue une disgrace nationale. En parallèle, les soldats en activité, qui reçoivent une part infime de ce potentiel supplément de 150 milliards du Pentagone, ont eux aussi besoin d’attention.

Pire encore, si l’on quitte le secteur militaire un instant, les coupes prévues dans le reste de cette « grande belle loi » auront inévitablement un impact sur une majorité d’Américains — que ce soient des démocrates, des indépendants ou des républicains du mouvement MAGA. Leurs effets concrets ne seront peut-être ressentis que dans plusieurs mois, lorsque les diminutions de dépenses commenceront à se faire sentir dans leur quotidien. Mais adopter des politiques qui privent les gens de nourriture ou leur refusent un accès aux soins ne causera pas seulement des souffrances inutiles, cela mettra aussi en jeu des vies.

Comme le disait il y a plus de 70 ans Dwight D. Eisenhower, président (et ancien général) très différent des républicains d’aujourd’hui, « la sécurité ultime d’un pays ne repose pas sur la quantité d’armes qu’il peut accumuler, mais sur la santé, l’éducation et la résilience de ses citoyens. » La « grande belle loi » et la politics divisée qui l’entoure menacent ces piliers de la force nationale.

Conflit entre contractants et fabricants d’armements

Alors que les coupes budgétaires fragilisent la population, des priorités de dépenses biaisées renforcent les industriels de l’armement. Les Cinq Grands — Lockheed Martin, RTX, Boeing, General Dynamics et Northrop Grumman — produisent la majorité des grandes armes en circulation, allant des sous-marins et missiles balistiques intercontinentaux aux chars, avions de combat et systèmes de défense anti-missiles. Pendant ce temps, des entreprises de technologies innovantes comme Palantir, Anduril ou SpaceX empochent des contrats pour des véhicules sans pilote, des systèmes de communication avancés, des lunettes de nouvelle génération pour l’armée, des systèmes anti-drones, et bien plus encore.

Mais, malgré des dépenses militaires proches ou records, un conflit semble pointer entre les Cinq Grands et ces jeunes entreprises de la tech militaire qui cherchent à ratisser une part du gâteau. La future initiative « Army Transformation Initiative » (ATI), visant à éliminer les systèmes obsolètes, pourrait ouvrir un nouveau champ de bataille. Selon le secrétaire de l’Armée, Dan Driscoll, une des ambitions de cette initiative est de « supprimer les systèmes dépassés » pour moderniser l’équipement.

Critique virulente de la façon dont le Congrès débloque des fonds — ce qu’on appelle la « politique du gâchis » —, il dénonce une tendance à financer des projets que l’armée ne demande pas, uniquement parce qu’ils génèrent des emplois et des revenus dans certains États ou districts. Il promet une approche différente, incompatible avec la politisation actuelle de la budgétisation du Pentagone. « Les lobbyistes et bureaucrates ont trop souvent pris le contrôle pour privilégier leur propre intérêt au détriment des soldats et de la stratégie de guerre », insiste-t-il.

Et il ne mâche pas ses mots concernant la lutte contre ces grands entreprises qui ont su s’imposer comme les leaders indiscutables. Il se dit prêt à promouvoir une « réforme » qui pourrait même entraîner la faillite de certains d’entre eux. Son objectif : que, d’ici deux ans, au moins un des principaux contractants ne soit plus en activité, tout en poussant les autres à s’adapter et à devenir plus forts.

Réduire la politisation et n’acheter que ce qui correspond aux véritables besoins stratégiques pourrait paraître une avancée significative. Mais attention à ne pas se méprendre : le moindre budget libéré serait probablement réalloué aux entreprises de la tech militaire, prêtes à développer des systèmes de nouvelle génération, comme des nuées de drones, des armes hypersoniques ou des véhicules autonomes terrestres, aériens ou maritimes. Driscoll, lui-même fervent technophile, partage cette vision, tout comme son ami et ancien camarade de Yale, JD Vance, qui a été embauché par Peter Thiel, co-fondateur de Palantir, avant de se faire élire au Sénat dans l’Ohio.

Ce secteur n’étant pas renforcé par des réseaux de production aussi étendus que ceux du Big Five dans certains districts clés, il doit trouver d’autres moyens de convaincre le Congrès d’investir. Heureusement pour eux, de nombreux anciens hauts responsables militaires et employés de l’administration Trump, plus ou moins proches de cet univers, peuvent faire valoir leur influence.

De plus, des fonds de capital-risque spécialisés dans la tech militaire ont recruté au moins une cinquantaine d’anciens officiers ou de personnels militaires qui peuvent défendre leurs intérêts auprès du pouvoir politique. La plus grande opération de recrutement étant celle de Palantir, qui a embauché l’ancien congressman du Wisconsin Mike Gallagher, connu pour ses positions très militaires face à la Chine.

Certains analystes s’interrogent même sur la possible rivalité entre Trump et Musk, quant à leur implication dans la technologie militaire. Mais pas d’inquiétude : même si Trump décidait de réduire ou de stopper l’aide gouvernementale aux firmes de Musk, leurs activités — lancement de satellites militaires, développement d’un Internet plus sécurisé pour les militaires déployés… — continueront à fonctionner, sous d’autres chevilles ouvrières. La transition pourrait engendrer des coûts supplémentaires et ralentir la cadence de certains programmes, mais l’essentiel serait maintenu.

Quant à la menace de Trump de rompre les contrats avec SpaceX, il semble surtout alimenter un conflit discursif avec Musk. Même si une telle rupture devait un jour se produire, cela ne remettrait pas en cause la capacité des entreprises à effectuer leurs missions, surtout dans un contexte où le président, quel que soit le camp, privilégie la rhétorique à la stratégie.

L’argent ne garantit pas la sécurité

Une évolution qui privilégierait les sociétés early-stage de la tech militaire plutôt que les mastodontes traditionnels, ne se résumerait pas uniquement à une question de financements ou de technologies. Certains leaders de cette nouvelle vague, comme Alex Karp, PDG de Palantir, considèrent en effet que la construction d’armements dépasse la simple dimension stratégique pour devenir un symbole du caractère national.

Dans son ouvrage, The Technological Republic: Hard Power, Soft Belief, and the Future of the West, Karp mêle l’idéologie de la Guerre froide des années 1950 — celle de « l’Occident » et de sa supériorité morale — aux technologies émergentes du XXIe siècle. Il déplore l’absence de concepts fédérateurs comme « l’Ouest » et critique la majorité des Américains qu’il qualifie de « paresseux », dénués de fierté nationale ou de patriotisme. Sa proposition : lancer une sorte de « Manhattan Project » moderne, cette fois pour développer des applications militaires de l’intelligence artificielle.

Mais cette vision, clairement limitée et réductrice, ne tient pas compte de toutes les autres urgences de notre société : lutte contre le changement climatique, prévention des pandémies, modernisation du système éducatif ou encore construction d’une société qui garantisse à chacun des conditions de vie décentes, laissant la place à la créativité et à l’innovation citoyenne.

Les optimistes de la tech militent aussi pour la préparation à un conflit avec la Chine, que beaucoup estiment imminent dès 2027. Des financiers comme Marc Andreessen, de la société de capital-risque Andreessen Horowitz, sont convaincus que le plus grand risque ne réside pas tant dans le développement de l’IA, mais dans la nécessité de « battre la Chine » dans la course aux applications militaires de demain, et de remporter une éventuelle guerre future contre Pékin.

Dans ce contexte, la diplomatie, la coopération internationale contre le changement climatique ou la santé mondiale sont reléguées au second plan dans les discours des factions militaristes du valley. Leur priorité : influencer de manière inlassable la politique étrangère et militaire des États-Unis, à coups de contrats, d’investissements et de lobbying. Une stratégie risquée qui pourrait mettre en péril la stabilité globale.

Progresser dans la construction d’armes plus performantes et moins coûteuses reste important — mais cela n’a de sens que si cette évolution n’est pas associée à une stratégie agressive qui accroît le risque de conflit majeur, notamment avec la Chine. La rivalité entre le Big Five et la nouvelle génération d’entrepreneurs de la tech militaire pourrait s’avérer aussi instructive qu’inquiétante, révélant les orientations futures de la politique étrangère, de l’économie et surtout du budget national américain.

Dominique Barthier

Dominique Barthier

Journaliste passionné par la vie publique, j'explore les rouages de la politique française depuis plus de dix ans. J’ai à cœur de rendre l'information accessible, rigoureuse et engageante pour tous les citoyens. Chez ElectionPrésidentielle.fr, je décrypte l’actualité avec une exigence constante de clarté et d’indépendance.