Avec l’approfondissement de l’intégration de l’Union européenne est venue la possibilité de se déplacer et de résider dans les pays de l’Union, les règles régissant la mobilité, ainsi que les réseaux qui permettent de parcourir de longues distances. Toutefois, ce desserrement des freins au mouvement des citoyens s’est heurté à des actes de résistance, alors qu’un nombre croissant de personnes y voient une source de perte — que ce soit du lieu, d’un sentiment d’appartenance ou de soi-même. Pour apaiser ces craintes, les auteurs de cet article plaident en faveur d’un décentrement des notions figées de lieu et d’une réorganisation de la mobilité afin de favoriser des liens plus significatifs.
Historiquement, la situation économique et les frontières politiques des États membres de l’Union européenne liaient la majorité des personnes à un seul endroit. Aujourd’hui, grâce à une mobilité accrue rendue possible par une plus grande prospérité économique et une plus grande liberté politique, les individus rencontrent moins de contraintes. La mobilité désigne le déplacement des passagers utilisant les réseaux routier, ferroviaire et aérien au sein de l’UE, mais aussi les changements dans les modes de vie que ces connexions permettent. Depuis les années 1990, la mobilité dans l’UE a connu une progression constante en parallèle de la hausse du PIB. Le nombre de personnes voyageant au sein de l’UE — que ce soit pour le travail ou les vacances — a augmenté au fil des années, et l’extension des réseaux est censée accélérer cette croissance. Bien que les effets à long terme de la pandémie restent incertains, l’aviation et les transports publics devraient connaître la plus forte hausse de la demande d’ici 2030.
Bien que cette montée de la mobilité ait apporté la prospérité à de nombreuses personnes, l’effacement des frontières économiques et culturelles n’a pas été accueilli sans résistances. Un changement de mentalité se lit chez des groupes qui définissent leurs « lieux sûrs » par le biais du nationalisme et qui se tournent vers des identités spatiales étroitement liées. Le sentiment que ces lieux sûrs pourraient être menacés provoque des perturbations tant spatiales que sociales, et le Brexit en constitue l’exemple le plus parlant. L’augmentation de la mobilité a créé une fracture marquée entre ceux qui se sentent menacés et ceux qui prospèrent grâce à l’affaiblissement des frontières. Par conséquent, des solutions doivent être cherchées pour ceux qui perçoivent leurs lieux sûrs en danger.
Plutôt que de construire l’unicité à partir d’une histoire intériorisée dans des frontières closes, il faut comprendre qu’en réalité les lieux se créent par des réseaux de relations pénétrables.
David Goodhart n’est pas le premier à distinguer entre les personnes qui s’attachent à un seul lieu et celles qui sont mobiles. Des dichotomies similaires se retrouvent ailleurs : le mode de vie sédentaire versus nomade; les insiders versus outsiders; les itinéraires versus les racines, ou le lieu comme étant et le lieu en devenir. Quelle que soit leur formulation, la montée de cette fracture est à l’origine du déclin du centre et du centre-gauche et de l’essor du populisme à travers l’Europe. Outre leurs implications politiques, un aspect intriguant de ces dichotomies est ce qu’elles suggèrent sur la manière dont les lieux sont perçus : pour beaucoup, ils apparaissent comme statiques et sûrs. Or les lieux se créent par de multiples connections et ne peuvent donc jamais être fixés. De plus, l’influence extérieure ne doit pas nécessairement être perçue comme menaçant la sûreté d’un lieu. La mobilité peut faciliter l’acceptation de ce changement tout en tissant des liens forts.
Bien que certains puissent rêver d’une époque de communautés supposément homogènes (si tant est qu’elles aient existé), il serait impossible de revenir en arrière. Plutôt que de construire l’unicité à partir d’une histoire intériorisée et enfermée, nous devons comprendre que les lieux se créent plutôt par des réseaux de relations perméables. Un lieu n’est jamais une entité figée ou achevée : il évolue sans cesse au rythme de nos réseaux sociaux élargis, de nos histoires et de nos réflexions sur d’autres lieux. C’est peut-être l’afflux massif d’informations via ce réseau et l’incapacité à tout saisir qui pousse nombre d’entre nous à rêver de lieux prétendument statiques. Cette accélération est alimentée par la liberté de mouvement, qui s’est encore intensifiée grâce à l’approfondissement de l’intégration économique et politique de l’Union européenne.
Libre circulation en Europe
Les règles de déplacement, établies au Moyen Âge, mettaient en pratique les nomades sous la domination des paroisses. Au XVIIIe siècle, les déplacements de grandes distances et en plus grand nombre ont commencé à se répandre. La responsabilité des réglementations est passée des administrations locales à celles des autorités nationales à mesure que les premiers passeports ont été délivrés.
Alors que les vagabonds itinérants du Moyen Âge étaient marqués par leur paroisse, les individus d’aujourd’hui doivent présenter un livret ou un document contenant des informations personnelles. La mobilité devint un sujet de friction à mesure que les États-nations renforçaient leurs frontières législatives et leurs règles, limitant les déplacements sans passeport. D’ici 1914, au début de la Seconde Guerre mondiale, tout le monde portait un passeport.
Quelques années après la Seconde Guerre mondiale, les cartes du continent furent déployées par la Commission économique pour l’Europe à Genève. Des délégués de cette commission dessinèrent de nouvelles lignes et de nouvelles connexions sur le paysage géographique. Ils étaient convaincus qu’il n’existait qu’un seul moyen de surmonter la catastrophe de la guerre : une accessibilité commune via un système d’infrastructures partagé. Par la suite, la régulation de la mobilité passa d’un enjeu national à une préoccupation supranationale.
En quête d’un lieu
L’accélération de la liberté de mouvement a modifié la manière dont les individus envisagent leur relation aux lieux. Cela a, par exemple, fait émerger la dichotomie que David Goodhart décrit. Des personnes, semblables aux Somewheres, voient la mobilité largement accessible comme une rupture avec l’état stable de leurs quartiers, villes et agglomérations, ou comme une perte du « sens du lieu ». Un individu développe un sentiment de lieu à travers les souvenirs, les récits et la signification qu’il y attache. Préserver ce lien avec un lieu est essentiel pour notre sens d’appartenance, de soi et d’enracinement. Si vous vous sentez suffisamment en sécurité pour établir des attaches à un lieu, cela signifie que vous pouvez faire pousser vos racines. En 1952, la célèbre philosophe française Simone Weil soutenait que pouvoir faire pousser des racines est le besoin le plus important et le moins reconnu de l’âme humaine.
Les peurs des Somewheres sont magnifiquement décrites dans le roman emblématique 100 ans de solitude de Gabriel García Márquez. Les habitants du village fictif de Macondo croient vivre dans la solitude. Bien qu’ils cherchent d’autres terres, ils trouvent de l’eau où qu’ils regardent. Après une période d’isolement, le charme de l’île se brise lorsqu’une nouvelle route relie le village à d’autres parties du pays. La politique nationale perturbe la paix et 32 guerres civiles sont menées. Peu après, tout se calme et un chemin de fer est construit. Puis arrive une grande entreprise mondiale avec ses employés. La paix du village est une fois de plus bouleversée. En lisant ce passage, on ressent l’empathie pour la haine envers l’autre, mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Les lieux se définissent par rapport aux autres lieux.
Contester ce sentiment de perte attribué par les Somewheres à la mobilité est un défi. La difficulté vient de la nature intangible de la mobilité et du faible intérêt de la recherche pour comprendre le sens du lieu en relation avec des espaces géographiques plus vastes comme l’UE. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que les lieux se définissent par leur relation avec d’autres lieux et qu’une grande partie de nos racines se construit par ces comparaisons. Revenant à la dernière page du roman de García Márquez, les habitants de Macondo se lasses des nouvelles évolutions et organisent des protestations. Après des événements horribles, le village retombe dans l’isolement. Le livre se termine par la célèbre citation : « les races condamnées à cent ans de solitude n’ont pas eu une seconde chance sur Terre ». Cette citation souligne que sans mouvement, ou sans influence extérieure, un lieu cesse d’exister. Construire un sens du lieu exige une mobilité et peut, en réalité, être renforcé par elle.
Réinventer le sens du lieu
Ce qui ressort clairement, c’est que la mobilité est devenue une dimension fondamentale de notre société et qu’elle influence fortement notre sens du lieu. Plutôt que de s’attarder sur les différences entre les Anywheres et les Somewheres, il convient de rechercher un terrain d’entente pour surmonter le dualisme critique qui les sépare. L’enjeu pourrait résider dans la manière dont la mobilité se développe et se déploie au sein et entre les lieux afin de renforcer les liens entre ici et là-bas.
Un exemple marquant de la façon dont la mobilité peut être délibérément mobilisée pour créer un sens du lieu qui dépasse largement le cadre local est l’Autoroute de la Fraternité et de l’Unité, un projet lancé par le gouvernement de l’ex-République fédérative socialiste de Yougoslavie. L’objectif était de relier un tiers des habitants de la région, de stimuler la croissance économique, d’encourager le tourisme intérieur et d’instaurer une unité nationale bien nécessaire. Le projet d’infrastructure de 1100 kilomètres a été inauguré en 1963 et reliait les villes de Ljubljana, Zagreb, Belgrade et Skopje. Il était construit par des bénévoles, réunissant des personnes de diverses origines ethniques et sociales dans une unité symbolique et forgeant de nouvelles idéaux. Les retombées de la nouvelle route dépassèrent les attentes : elle élargit non seulement l’horizon du voyageur mais favorisait aussi un sens du lieu qui s’étendait sur une zone géographique plus vaste.
Hélas, le symbole de l’autoroute s’est défait lorsque la guerre en Yougoslavie a éclaté en 1991. Au lieu d’être le vecteur d’unité, l’autoroute est devenue le porteur de biens et de soldats militaires. Des divisions se sont établies par des barrages routiers qui ont fini par devenir des frontières concrètes à l’issue du conflit. Après l’effondrement de la République fédérale de Yougoslavie, peu d’incitations restaient à tisser des liens entre les nations désormais séparées. Les capitales de ces nouveaux États devinrent des laboratoires pour réinventer leur sens du lieu. Lorsque les tensions régionales se sont apaisées et sous la pression d’autres pays européens, l’autoroute a de nouveau retrouvé son rôle de facilitatrice des connexions dans la région.
Une nouvelle approche de la mobilité ne devrait pas se limiter à la rapidité et au volume.
La construction du réseau routier dans l’UE a constitué une étape précieuse pour le projet européen. Les routes traversant l’Union ont été organisées, depuis 1950, selon un système de numérotation cohérent. De plus, tous les États se sont mis d’accord sur une signalisation routière homogène. Au fil des années, le système de réseau européen s’est considérablement développé et voyager à travers le continent est devenu simple. Pourtant, peu de voyageurs réalisent l’ampleur des efforts accomplis et, peut-être, encore moins l’impact sur l’élargissement du sens du lieu chez les Européens. Pour beaucoup, l’intensification des réseaux de mobilité à travers l’UE a engendré une fracture entre Somewheres et Anywheres.
Aujourd’hui, l’UE coordonne également le développement d’un réseau international de trains à grande vitesse. Lentement mais sûrement, les difficultés techniques et environnementales se dissolvent, et un nombre croissant de tracés peuvent être utilisés par des trains de voyageurs, rapprochant ainsi les villes et les pays. L’avantage d’un tel réseau, outre la rapidité et le confort des déplacements, réside dans la possibilité de soutenir économiquement et socialement des régions qui n’étaient pas auparavant reliées aux réseaux transnationaux.
Depuis la pandémie, il est apparu clairement que la fermeture des réseaux transfrontaliers entraîne d’importants désagréments et des litiges politiques, ce qui souligne l’importance d’un réseau d’infrastructures partagées et bien fonctionnel. Alors que l’on développe des réseaux d’infrastructures transfrontaliers, nous avons manqué l’occasion de renforcer notre sens du lieu en explorant les échelles. Un nouveau paradigme de la mobilité devrait être développé pour que les Somewheres d’aujourd’hui réalisent qu’ils vivent dans un lieu plus vaste, qu’ils estiment tout aussi sûr, voire plus sûr, et où ils peuvent planter leurs racines en toute confiance.
La pandémie de Covid-19 a restreint les déplacements, tandis que les mesures de confinement ont ouvert la possibilité de concilier travail et changement de paysage. Cette évolution représente une opportunité de remplacer la volatilité de la mobilité par des alternatives plus lentes, plus durables et plus éthiques. Nous pouvons réorganiser la mobilité pour qu’elle soit mieux adaptée à des séjours plus longs et à une connexion avec les échelles locales, que le motif de la mobilité soit le travail ou les loisirs.
Une nouvelle approche de la mobilité ne devrait pas se limiter à la vitesse ou au volume, mais aussi susciter une conscience des territoires que nous traversons. Elle devrait laisser de la place à des artistes ou des designers pour collaborer avec les communautés locales sur les réseaux d’infrastructures ou pour trouver de nouvelles façons de faire vivre les récits, qu’ils soient numériques ou physiques. De plus, l’Europe doit investir dans nos routes et réseaux ferroviaires, ainsi que dans les voies navigables qui ont été essentielles au développement des villes européennes. Avec ce nouveau paradigme, il est possible de générer une conscience des paysages diversifiés, de la richesse culturelle et de l’histoire de l’Europe.
