Dominique Barthier

Europe

La vision d’André Gorz sur l’autonomie et la frugalité radicale

Perturbé par une société ivre d’une croissance sans fin, André Gorz a théorisé des alternatives au capitalisme qui réduisent les destructions environnementales et renforcent l’autonomie des individus. Ses idées ont en partie jeté les bases de la pensée sur la décroissance telle qu’on la connaît aujourd’hui.

Le philosophe André Gorz figure parmi les pionniers de l’écologie politique en France. Rédigeant sous le pseudonyme Michel Bosquet pour le Nouvel Observateur, il avertissait des dangers d’un capitalisme vert, du techno-solutionnisme et du techno-fascisme dès les années 1970. L’alternative qu’il proposait était une décroissance autogérée, où la production est réduite à un niveau juste suffisant pour satisfaire nos besoins et minimiser notre consommation de ressources. Avec le centenaire de sa naissance célébré le 9 février 2023, il est aujourd’hui particulièrement pertinent de discuter la portée actuelle de sa pensée.

Une critique du contenu de la production

Alors que le marxisme concentre sa critique sur les conditions de la production, dénonçant l’aliénation (les travailleurs n’ont aucun pouvoir sur ce qu’ils produisent ni sur la manière de le produire) et l’exploitation (leur travail n’est pas rémunéré équitablement, la différence revenant aux capitalistes pour accroître leurs profits), Gorz s’attaque au contenu même de la production, condamnant le gaspillage et la réduction volontaire de la qualité des biens afin de stimuler une consommation toujours plus soutenue. La production capitaliste privilégie la maximisation des profits au détriment d’une satisfaction durable des besoins.

De plus, la production capitaliste ne se soucie pas des externalités négatives qui restent largement non comptabilisées. Gorz prend conscience de cela grâce aux travaux de Nicholas Georgescu-Roegen et de Barry Commoner, ainsi que des rapports A Blueprint for Survival et Limits to Growth : toute production entraîne un coût environnemental, car elle détruit irrévocablement les ressources matérielles, énergétiques et humaines, use les infrastructures et génère des déchets ou d’autres phénomènes qui réclament une main-d’œuvre supplémentaire pour y faire face.

En dévoilant les limites matérielles de la production, l’écologie politique s’oppose au but de la croissance sans fin: elle est nécessairement anti-capitaliste. Gorz note que le capitalisme ne prend pas en compte l’environnement tant qu’il n’est pas monétairement évalué, quantifié et imputé quelque part le long de la chaîne de valeur, mais il peut temporairement chercher à s’adapter aux conditions environnementales en augmentant le prix des biens pour préserver les marges ou en délocalisant les industries toxiques vers des pays pauvres. Par ailleurs, l’État peut exploiter l’urgence écologique pour accroître ses pouvoirs, en créant des institutions et des restrictions sous contrôle d’experts, plutôt que de bâtir une politique verte porteuse de participation populaire.

Pour Gorz, ce n’est qu’en réduisant notre production et notre consommation que nous pourrons diminuer la destruction des ressources et notre empreinte environnementale. Et plutôt que d’être gérée de manière technocratique, cette décroissance devrait être autogérée afin que la production réponde aux besoins collectifs: quels sont les besoins les plus urgents et quels seraient les moyens les plus économiques de les satisfaire en termes de ressources ? Il ne s’agit pas de « verdir » la production existante, mais de la réduire drastiquement pour l’aligner sur ce que nous estimons collectivement suffisant pour bien vivre. Gorz prône une véritable frugalité dans la production et la consommation afin d’économiser énergie et matériaux. Avons-nous vraiment besoin de publicités pour des produits de luxe ou d’autant de choix sur les rayons de nos supermarchés ?

Une critique du travail

Cette décroissance proposée se confronte à la peur de « détruire des emplois ». C’est pourquoi Gorz critique l’idéologie du travail qui érige le travail en sommet de l’activité humaine et qui justifie l’existence de n’importe quel emploi. Dans les années 1980, il dénonça les « emplois de servitude », ces services domestiques tels que la livraison ou le ménage, consommés par les plus riches dotés des moyens d’acheter le temps des plus pauvres, plutôt que de réaliser eux-mêmes ces tâches.

Aujourd’hui encore, certains promeuvent la production de biens et de services peu utiles (la livraison de plats à emporter), qui polluent (les voyages en avion) ou qui sont nuisibles (la publicité), simplement pour entretenir les emplois qui leur sont associés. Bien que la décroissance créerait une demande pour d’autres métiers, dans la réparation, le recyclage et l’acquisition de compétences du quotidien, elle impliquerait aussi la disparition des métiers au service d’une société capitaliste et productiviste. Tous les emplois actuels ne seraient pas nécessairement souhaitables dans une société verte. L’objectif principal des politiques publiques pourrait être de redistribuer les ressources existantes et de garantir que les besoins fondamentaux de l’ensemble de la population soient satisfaits, plutôt que de créer de nouveaux emplois à plein temps sous haute pression.

En révélant les limites matérielles de la production, l’écologie politique s’oppose au mythe de la croissance sans fin: elle est nécessairement anti-capitaliste.

Réduire la consommation et la production améliorerait les conditions de travail – qui seraient libérées d’un productivisme stressant visant à maximiser l’exploitation des travailleurs – et réduirait le temps et l’énergie que nous y consacrons. Réduire massivement les heures de travail aurait non seulement un impact positif sur l’environnement en économisant des ressources, mais aussi des retombées sociales et politiques: cela rétablirait l’autonomie existentielle de chacun, permettant d’exister en dehors de sa fonction économique de producteur-consommateur et de se consacrer à des activités de son choix, qu’elles soient sociales, politiques, culturelles ou familiales, ou tout simplement sans but, désintéressées ou libres, sans avoir à rendre des comptes à son employeur ou à l’État. Cela redonnerait également du pouvoir à la société civile face à un pouvoir politique et économique concentré.

Objectifs pour l’avenir: l’autogestion, le low-tech et la frugalité

Comment diminuer notre dépendance actuelle vis-à-vis des marchés de consommation et du travail pour satisfaire nos besoins ? À l’instar d’un travail autogéré, Gorz prône un temps libre autogéré par une réduction radicale du temps de travail et un revenu de base universel afin de garantir que la protection sociale et le revenu ne dépendent plus d’un emploi déterminé par le marché. Cet idéal d’autogestion demeure pertinent aujourd’hui: comment réduire notre dépendance à des mécanismes orientés marché et technocratiques pour reprendre le contrôle de nos vies ? Quels outils collectifs pouvons-nous mettre à disposition pour y parvenir ?

Dans ses échanges avec Ivan Illich, le philosophe qui proposa l’idée des « outils conviviaux » comme alternatives à des outils industriels de grande envergure, Gorz s’efforça de trouver des technologies qui favorisent l’autonomie. Par exemple, il s’opposait à l’électricité nucléaire en France dans les années 1970 pour des raisons technologiques et, surtout, politiques: l’énergie atomique implique une gestion centralisée et autoritaire des investissements, de la production, de la distribution, de la régulation et de la maintenance. À l’inverse, l’énergie renouvelable peut être gérée, produite et consommée localement.

Tout comme il s’intéressait aux technologies numériques et à l’impression 3D vers la fin de sa vie, aujourd’hui Gorz serait enthousiasmé par des solutions low-tech et des outils “do it yourself” pour réduire notre consommation de ressources et notre dépendance vis-à-vis de biens standardisés. Gorz interroge également notre approche de l’habitat, des déplacements, de l’éducation et des soins: la culture automobile qui crée d’importantes distances entre les lieux où les gens vivent, travaillent et font leurs courses; l’école capitaliste qui pousse les étudiants à se spécialiser selon les besoins du marché du travail; et la médecine curative des maladies liées au mode de vie, qui démotive les patients et sert les intérêts capitalistes, notamment ceux de l’industrie pharmaceutique. Il plaide plutôt pour une éducation qui valorise les savoirs vernaculaires nés et nourris par l’expérience quotidienne; qui apprend à chacun à utiliser des outils simples et conviviaux pour répondre à une gamme de besoins par lui-même en réduisant la spécialisation professionnelle. À ses yeux, tous les mouvements demandant plus d’autonomie au quotidien participent, en luttant contre les plans des capitalistes et des technocrates qui veulent renforcer leur domination, à un environnementalisme populaire complexe qui transcende l’action politique partisan traditionnelle. Cet écologisme autonomisant ne délègue pas le pouvoir à des institutions représentatives mais crée de nouveaux espaces d’action et de liberté où chacun peut directement exiger et exercer son pouvoir.

Les réflexions de Gorz sur des moyens quotidiens et autonomes de répondre à nos besoins nous invitent à redéfinir ce que signifie bien vivre – ce qui ne correspond certainement pas à l’abondance promue à tort par le capitalisme: que voulons-nous aujourd’hui pour une frugalité collective heureuse ?

Cet article (ou cet entretien) fait partie de nos vastes archives qui retracent le dialogue continu autour des modèles économiques post-croissance, de la politique de post-croissance et de la signification plus profonde de dépasser le paradigme de la croissance. Vous pouvez trouver d’autres essais et entretiens sur la question « au-delà de la croissance » réunissant des penseurs et militants tels que Jason Hickel, Kate Raworth, Tim Jackson et Mariana Mazzucato sur cette page.

Cet article a été publié pour la première fois en français par la Fondation Écologie Politique.

Dominique Barthier

Dominique Barthier

Journaliste passionné par la vie publique, j'explore les rouages de la politique française depuis plus de dix ans. J’ai à cœur de rendre l'information accessible, rigoureuse et engageante pour tous les citoyens. Chez ElectionPrésidentielle.fr, je décrypte l’actualité avec une exigence constante de clarté et d’indépendance.