Alors que les incendies de forêt et les inondations font rage de manière sans précédent à travers la planète, les dirigeants du monde s’affolent pour élaborer des solutions d’envergure destinées à protéger les derniers vestiges de la biodiversité. Mais quelles sont les hypothèses qui sous-tendent les propositions avancées ? Vijay Kolinjivadi et Gert Van Hecken analysent les dynamiques et les manifestations de la logique du « Sauveur Blanc » appliquée à la conservation de la nature telle qu’elle prévaut aujourd’hui, et la manière dont elle est nourrie par des notions nuisibles et dépassées de sécuritisation, d’appropriation culturelle et de déplacement.
Il ne fait aucun doute que la biodiversité mondiale est gravement menacée. Une proposition qui a gagné en traction pour y répondre est de désigner 30 pour cent de la surface terrestre comme zones protégées d’ici 2030 (communément appelée l’Accord global pour la nature, ou Plan 30×30). Cette idée doit être discutée lors du sommet mondial sur la biodiversité attendu en 2022 à Kunming, en Chine. La réservation de 30 pour cent pour la « nature » est elle-même perçue comme une étape d’un chemin menant à l’idée que « la Nature a besoin de la moitié » – une campagne appelant à ce que la moitié du monde soit consacrée à la nature plutôt qu’aux activités humaines.
À première vue, et compte tenu de l’urgence de l’action pour mettre fin à l’extinction des espèces, la conservation de la nature peut sembler une solution de bon sens. Le récit selon lequel l’humanité détruit une nature passive et innocente suffit en effet à éveiller les émotions empathiques de quiconque cherche à faire le bien. Pourtant, en regardant au-delà de la surface, on constate que l’agenda actuel de protection n’est pas seulement une distraction dangereuse par rapport aux causes profondes de la dégradation environnementale, mais aussi l’héritage vivant de pratiques et de modes de pensée coloniaux. Comme le décrit l’historien Corey Ross, les colonisateurs européens du XIXe siècle ont décimé la faune dans de vastes parties de l’Afrique, principalement pour la foresterie, l’exploitation minière, l’agriculture et la chasse sportive d’élite. Lorsque les colonisateurs ont pris conscience des effets de leurs actions, ils ont cherché à y remédier par la création de zones protégées, en imputant aux populations locales des pratiques de subsistance séculaires et en se proclamant eux-mêmes experts de la protection de la nature. Ross souligne que la « maîtrise sur la nature » professée par l’Europe a été une caractéristique centrale de son histoire impériale et une justification de la subjugation d’autres populations à travers le monde.
Les plans visant 30 pour cent ou 50 pour cent de conservation occultent l’histoire violente qui est à l’origine des stratégies de conservation.
Malheureusement, cet héritage colonial ne semble pas avoir changé profondément et s’est au contraire inscrit dans un appareil professionnelisé d’expertise technique et scientifique. Il place le « Sauveur Blanc » comme l’arbitre ultime de la valeur des espaces naturels et du droit des communautés d’y habiter ou d’y accéder. Les projets visant 30 ou 50 pour cent de conservation passent sous silence l’histoire violente des origines des stratégies de conservation et la manière dont elles ont servi et continuent de renforcer une relation destructrice et coloniale avec l’environnement, souvent en justifiant la protection de la nature comme une réponse « civilisée » à la destruction inévitable provoquée par la croissance capitaliste effrénée.
La blancheur comme écologie capitaliste
Pour les classes privilégiées, le défi écologique est devenu, d’abord, une question de gestion des relations publiques afin d’éliminer les risques potentiels pour les profits futurs. Ensuite, il s’agit de trouver de nouvelles façons d’extraire des profits de la conservation elle-même. Enfin, il est devenu nécessaire d’adopter des mesures de protection draconiennes qui tentent de clôturer d’importantes portions du globe, au nom de la protection des espaces naturels et d’autres espèces, afin de compenser le développement humain intensif et croissant ailleurs. Ces trois approches ne sont pas mutuellement exclusives; les deux premières visent à préserver les systèmes économiques existants, tandis que la troisième apaise une forme de culpabilité liée à la destruction du vivant sur des siècles.
Ce qui unit ces options, c’est une vision du monde que nous appelons « la blancheur ». Au-delà d’une question de couleur de peau, la « blancheur » renvoie fondamentalement à des systèmes de croyance enracinés dans l’esthétique européenne occidentale et à une confiance sans équivoque dans les logiques du progrès moderne qui ont historiquement façonné les stratégies ( néo)coloniales d’exploitation des ressources et de déshumanisation. Dans sa forme actuelle, globalisée, la blancheur se manifeste matériellement à travers une écologie homogène de production de capital, qui efface sans pitié toute forme de diversité jugée non rentable. Cette écologie d’homogénéisation s’est constituée au fil d’inégalités structurelles construites au cours des cinq derniers siècles.
La blancheur est une idéologie profondément normalisée qui pointe du doigt un monde imparfait qui n’a besoin que d’une sophistication technique et d’une volonté politique accrues pour être géré. Dans ce cadre, la nature devient une marchandise réutilisée par des slogans bankables tels que les « solutions fondées sur la nature » ou les « services écosystémiques ». Les petits exploitants et les peuples autochtones sont réduits à des acteurs d’un marché du travail précaire ou à des custodien(ne)s de la nature pour le tourisme culturel. Or, ce cadre est une stratégie paternaliste destinée à maintenir le train-train économique. Pour enrayer le tournant écologique, ce ne sont pas nos industries qui doivent changer, mais nos relations les uns avec les autres et avec les êtres non humains.
Construire un récit de protection
L’objectif du plan « Accords pour la Nature » présentés au Kunming est de « mettre fin à la destruction du monde naturel et ralentir les extinctions d’espèces » en protégeant 30 pour cent des terres et des zones marines et en amorçant une décennie de restauration des écosystèmes. Cette proposition est soutenue par une coalition de plus de 50 pays, les organisations de conservation les plus influentes au monde et des centaines d’économistes et de scientifiques spécialisés en écologie. L’an dernier, la Commission européenne a aligné ses plans sur la proposition des 30 pour cent en adoptant une stratégie biodiversité annuelle de 20 milliards d’euros pour 2030 afin de restaurer et protéger les écosystèmes de l’UE. Le soutien de l’UE à l’expansion d’aires protégées dans le monde s’inscrit également dans le cadre du Pacte vert pour l’Europe, qui vise à dédiier 1 000 milliards d’euros sur une période de dix ans.
Bien que ces propositions paraissent ambitieuses, elles renforcent en fin de compte une évaluation de la nature fondée sur son utilité économique. L’implication est celle d’un paternalisme hypocrite : « la moitié » de la « nature » doit être protégée par un homme (ou une société) moderne et moralement éclairé contre des agents destructeurs et non éduqués. Or cette catégorie morale humaine repose fondamentalement sur une sous-classe construite qui assure ses besoins de base tout en tenant les autres responsables de l’effondrement écologique mondial. La croissance industrielle exploite une main-d’œuvre bon marché et non qualifiée ainsi que des ressources naturelles peu coûteuses pour imposer une vision universelle du « progrès ». Ces contradictions ne passent pas au premier plan comme la source du problème pour cette classe qui se croit morale.
L’hégémonie européenne de la « maîtrise sur la nature » a été une caractéristique centrale de son histoire impériale, et une justification de la subjugation des populations du monde entier.
Cette narration moralisante demeure en grande partie sans lien avec la justice pour les marginalisés et les opprimés, dissociée de la gestion de la nature et de l’environnement. Des organisations mondiales de conservation telles que l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), le WWF, The Nature Conservancy et le National Geographic Society, pour n’en citer que quelques-unes, jouent un rôle clé dans la perpétuation de ce récit. Elles collaborent avec des entreprises multinationales pour développer des stratégies à long terme comme les compensations carbone et biodiversité, l’adaptation climatique pour sécuriser les infrastructures bâties, et les zones protégées destinées au tourisme mondial. Lorsque les organisations de conservation s’appuient essentiellement sur des investisseurs privés pour mener leurs campagnes, il n’est guère surprenant qu’elles défendent ou, du moins, ne s’opposent pas aux intérêts des grandes entreprises. De plus, lorsque la science de la conservation est partiellement financée par des dons privés issus des intérêts de l’agro-industrie et de leurs partenaires étatiques, une alliance particulièrement nocive émerge, où les dernières analyses scientifiques alimentent directement des solutions favorables au secteur privé. Cela nourrit à son tour l’obtention de nouvelles subventions pour la recherche, prolongeant le cycle. Le résultat est la formation d’une élite d’experts qui agissent peut-être à leur insu comme des « sauveurs » pour cadrer les problèmes, définir des solutions et détourner toute menace pesant sur la société capitaliste moderne.
Les sauveurs blancs de la nature
L’affirmation selon laquelle « la Nature a besoin de la moitié » fait émerger plusieurs relations particulièrement dommageables qui ont historiquement exclu toute autre alternative. Le « Sauveur Blanc » personnifie ce que Ulrich Brand et Markus Wissen nomment « le mode impérial de vie »: l’attente selon laquelle les orientations individuelles et sociétales peuvent se poursuivre par une appropriation illimitée des ressources. Cet « esprit impérial » constitue l’essence du rêve des colons européens de « Nouveau Monde » – une vaste frontière de ressources naturelles inépuisables à exploiter comme des flux à sens unique pour l’industrialisation, des espaces sauvages à conquérir ou à idéaliser, et des peuples autochtones et racialisés à mettre au travail comme main-d’œuvre déshumanisée. La violence de ce rêve de colonisateur n’est pas atténuée par une production économique plus matérielle ou par des clôtures sur de vastes étendues de terrain; ces mesures ne font que soutenir les fantasmes de « sauver le monde » des technophiles colonisateurs et des pseudo-enviro-protecteurs autodidactes.
Une logique de « Sauveur Blanc » se manifeste le plus clairement dans le traitement de la « nature » selon une éthique utilitariste où le monde non humain est réinterprété comme « capital naturel » et devient une ressource exploitable au profit, même au nom de sa propre « protection ». Les aires protégées doivent être reconditionnées comme des actifs sous-utilisés, prêts à être exploités pour produire les effets multiplicateurs que la « protection » offrira à l’économie, notamment la croissance du tourisme lié à la nature et les flux financiers liés à l’échange de crédits carbone et autres « services écosystémiques ». Par exemple, les partisans avancent que protéger 30 pour cent de la surface terrestre générera un output financier de 64 à 454 milliards de dollars américains par an d’ici 2050. En procédant ainsi, la nature devient gérable pour atténuer les risques pesant sur les modes de vie impériaux tout en constituant un actif lucratif en soi.
« L’écologie du Sauveur Blanc » n’a aucun incentive de provoquer des changements structurels dans les relations entre l’humain et la nature, car elle bénéficie du statu quo.
Une approche plus écologiquement adaptée et tenante compte des crises humaines et écologiques interconnectées reconnaîtrait les liens entre croissance économique industrielle, migrations forcées, expansion urbaine et les exigences de modes de vie capitalistiques, et les changements climatiques, la fragmentation et les extinctions massives qui en résultent. Une écologie de type « Sauveur Blanc », en revanche, les envisage comme des crises distinctes à traiter séparément. En conséquence, des crises sociales et écologiques profondément liées sont abordées par des solutions technocratiques à court terme conçues pour produire des résultats prévisibles et orientés efficacité selon des échéances artificielles comme 2030 ou 2050. L’écologie du « Sauveur Blanc » n’a guère intérêt à opérer des changements structurels dans les rapports entre les humains et la nature, car cela irait à l’encontre de son propre intérêt dans le statu quo.
Peut-être ce qui frappe le plus, c’est l’approche du « Sauveur Blanc » dans l’implication des peuples autochtones dans la conservation. En proie à la culpabilité devant la destruction du monde physique, les colonisateurs européens ont vu les forêts et les champs qui les entouraient comme « vierges et intacts », alors même que des preuves montrent que les forêts primaires sont plutôt le fruit de générations de gestion active, imprégnées de signification culturelle par des peuples non européens. Or, ce vieux réflexe colonial perdure, de 15e siècle à 2021. Les terres continuent d’être définies selon leur « productivité » pour la croissance économique potentielle; soit elles répondent à leur capacité productive, soit elles sont sous-utilisées et nécessitent des investissements. Les usages productifs incluent les monocultures industrielles destinées aux marchés d’exportation, les zones protégées pensées principalement pour le tourisme, et des zones tampons stratégiques pour la défense nationale. Les peuples autochtones de tous les continents et les savoirs ayant millénaires vécu sur Terre ont été, dans l’ensemble, accusés de leur retard et humiliés de manière brutale, ou tout simplement éradiqués, afin de se conformer à une « norme » européenne de modernité et de « progrès ». Ironiquement, cette norme actuelle de modernité et de progrès est aujourd’hui répliquée en plaçant les peuples autochtones à la rescousse de l’impérial projet pour prévenir l’effondrement écologique. En les présentant comme custodien(ne)s de la nature, la demande véritable d’autodétermination pour les peuples autochtones est une fois de plus esquivée par les auteurs historiques de violences coloniales. En infantilisant leur savoir par des concepts tels que les « services écosystémiques culturels », les « services fondés sur la nature » ou les « connaissances écologiques traditionnelles », leurs contributions deviennent des figures de proue et des prétextes pour légitimer des appropriations de terres au profit de la conservation de la nature et des compensations, et servent à justifier les acquisitions foncières liées aux projets de conservation et de compensation.
Tandis que les pêcheries industrielles, l’agriculture à grande échelle, les vastes mines et les mégaprojets d’infrastructures sont présentés comme des merveilles modernes du progrès, les petits producteurs et les communautés agro-pastorales sont supposés être non écologiques et appartenir au problème. Ces personnes, représentant la grande majorité des agriculteurs du monde (en grande partie des femmes), sont décrites comme nécessitant « une éducation » au mieux, ou visées par la dépossession des terres et l’effacement culturel au pire. Cela prend souvent la forme insidieuse où les banques de développement et des organisations multilatérales comme la FAO et la Banque mondiale affirment que l’accès à la terre, aux marchés, au financement et à l’intégration dans l’économie salariale pour les petits producteurs est essentiellement l’option durable unique disponible. Faillir à jouer le jeu du capitalisme les range du côté des problèmes – souvent en évoquant un problème de « surpopulation », avec des sous-entendus racistes et de classe. Avec l’expansion des aires protégées, la conservation de la nature s’allie à des projets miniers et énergétiques à grande échelle, ainsi qu’à une agriculture industrielle et des forces paramilitaires, afin d’exproprier des millions de personnes de leurs moyens de subsistance et de leur souveraineté pour adopter des modes de vie capitalistiques et supposément « plus verts ». Dans la pratique, cela signifie forcer les paysans pauvres à adopter des statuts de migrants à la recherche d’un travail bon marché. Ce n’est guère un résultat écologiquement bénéfique.
Nous avons besoin de relations transformatrices
Un « Accord pour la Nature » issu du « Sauveur Blanc » répond à l’effondrement écologique en privilégiant un imaginaire immaculé et historiquement défectueux de la nature sauvage par rapport aux luttes réelles des personnes pour leurs besoins fondamentaux, leur dignité et leur justice. Il vient sauver une société globalisée contemporaine de ses effets écologiques destructeurs sans reconnaître que la logique de la croissance économique sans fin est une écologie fondamentalement destructrice, qui porte l’histoire quotidienne et violente de la suprématie blanche et de ses violences associées.
Des mouvements alternatifs ont longtemps cherché à mettre en lumière des mondes pluriels au-delà du regard du « Sauveur Blanc ». Des défenseurs autochtones des territoires ainsi que des mouvements paysans et agraires se battant pour leur souveraineté culturelle et alimentaire ont proposé et incarné des formes alternatives de relations, transformant et étant transformés par leurs interactions avec les autres et avec la terre. Une stratégie écologique décoloniale privilégierait les réparations et les paiements de la dette écologique historiquement accumulée. De telles réparations exigeraient un engagement ferme à rompre avec la logique destructive du capital et des rapports de propriété en créant ou en restaurant d’autres formes de relations humaines-nature, fondées sur des engagements à réparer les injustices historiques et présentes et à adopter des stratégies conformes aux exigences du Sommet du Peuple de Cochabamba en 2010. Cela impliquerait bien plus qu’une redistribution des risques et des bénéfices; cela nécessiterait le transfert matériel des terres vers les communautés autochtones, la recentrage des savoirs réprimés, ainsi que la restauration de l’autonomie des moyens de subsistance et du contrôle qui ont été usurpés par le projet de modernisation.
Comme le rappelle l’éminent spécialiste de l’agriculture Max Ajl, le reboisement peut se faire par des jardins forestiers et d’autres techniques agricoles polyculturelles qui nécessitent la reconnaissance des droits fonciers et l’autodétermination pour entretenir les forêts, produire des aliments nutritifs et séquestrer le carbone. Cette approche s’oppose aux stratégies de conservation fondées sur une « nature à moitié préservée » qui dévasteraient les peuples du Sud global. Si l’Europe veut surmonter les stratégies de conservation du « Sauveur Blanc », elle doit réfléchir profondément à sa complicité historique interne dans l’actuelle dégradation écologique et elle doit enfin commencer à écouter et à respecter les voix de celles et ceux qui ont été et qui continuent d’être réduits au silence.
